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LETTRES PROVINCIALES.

dans toutes les tentations qui les portent au péché, c’est-à-dire une infinité de fois en leur vie, le désir de prier le vrai Dieu, qu’ils ignorent, de leur donner les vraies vertus qu’ils ne connoissent pas ?

— Oui, dit le bon père d’un ton résolu, nous le dirons ; et plutôt que de dire qu’on pèche sans avoir la vue que l’on fait mal, et le désir de vertu contraire, nous soutiendrons que tout le monde, et les impies et les infidèles, ont ces inspirations et ces désirs à chaque tentation ; car vous ne sauriez me montrer, au moins par l’Écriture, que cela ne soit pas.»

Je pris la parole à ce discours pour lui dire : « Eh quoi ! mon père, faut-il recourir à l’Écriture pour montrer une chose si claire ? Ce n’est pas ici un point de foi, ni même de raisonnement ; c’est une chose de fait : nous le voyons, nous le savons, nous le sentons. »

Mais mon janséniste, se tenant dans les termes que le père avoit prescrits, lui dit ainsi : « Si vous voulez, mon père, ne vous rendre qu’à l’Écriture, j’y consens ; mais au moins ne lui résistez pas, et puisqu’il est écrit « que Dieu n’a pas révélé ses jugemens aux gentils, qu’il les a laissés errer dans leurs voies, » ne dites pas que Dieu a éclairé ceux que les livres sacrés nous assurent avoir été abandonnés dans les ténèbres et dans l’ombre de la mort. »

« Ne vous suffit-il pas, pour entendre l’erreur de votre principe, de voir que saint Paul se dit le premier des pécheurs, pour un péché qu’il déclare avoir commis par ignorance, et avec zèle ?

« Ne suffit-il pas de voir par l’Évangile que ceux qui crucifioient Jésus-Christ avoient besoin du pardon qu’il demandoit pour eux, quoiqu’il ne connussent point la malice de leur action, et qu’ils ne l’eussent jamais faite, selon saint Paul, s’ils en eussent eu la connoissance ?

« Ne suffit-il pas que Jésus-Christ nous avertisse qu’il y aura des persécuteurs de l’Église qui croiront rendre service à Dieu en s’efforçant de la ruiner, pour nous faire entendre que ce péché, qui est le plus grand de tous, selon l’Apôtre, peut être commis par ceux qui sont si éloignés de savoir qu’ils pèchent, qu’ils croiroient pécher en ne le faisant pas ? Et enfin ne suffit-il pas que Jésus-Christ lui-même nous ait appris qu’il y a deux sortes de pécheurs, dont les uns pèchent avec connoissance, et les autres sans connoissance ; et qu’ils seront tous châtiés, quoique à la vérité différemment ? »

Le bon père, pressé par tant de témoignages de l’Écriture, à laquelle il avoit eu recours, commença à lâcher le pied ; et laissant pécher les impies sans inspiration, il nous dit : « Au moins vous ne nierez pas que les justes ne pèchent jamais sans que Dieu leur donne… — Vous reculez, lui dis-je en l’interrompant, vous reculez, mon père : vous abandonnez le principe général, et, voyant qu’il ne vaut plus rien à l’égard des pécheurs, vous voudriez entrer en composition, et le faire au moins subsister pour les justes. Mais cela étant, j’en vois l’usage bien raccourci ; car il ne servira plus à guère de gens ; et ce n’est quasi pas la peine de vous le disputer. »

Mais mon second, qui avoit, à ce que je crois, étudié toute cette question le matin même, tant il étoit prêt sur tout, lui répondit :