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LETTRES PROVINCIALES.

choses se passent dans l’âme. Lisez et pesez chaque mot. » Je lus donc en latin ce que vous verrez ici en françois. « 1. D’une part, Dieu répand dans l’âme quelque amour qui la penche vers la chose commandée ; et de l’autre part, la concupiscence rebelle la sollicite au contraire. 2. Dieu lui inspire la connoissance de sa foiblesse. 3. Dieu lui inspire la connoissance du médecin qui la doit guérir. 4. Dieu lui inspire le désir de sa guérison. 5. Dieu lui inspire le désir de le prier et d’implorer son secours. »

« Et si toutes ces choses ne se passent dans l’âme, dit le jésuite, l’action n’est pas proprement péché, et ne peut être imputée, comme M. Le Moine le dit en ce même endroit et dans toute la suite.

« En voulez-vous encore d’autres autorités ? En voici. Mais toutes modernes, me dit doucement mon janséniste. — Je le vois bien, » dis-je, et, en m’adressant à ce père, je lui dis : « Ô mon père, le grand bien que voici pour des gens de ma connoissance ! Il faut que je vous les amène. Peut-être n’en avez-vous guère vu qui aient moins de péchés ; car ils ne pensent jamais à Dieu ; les vices ont prévenu leur raison : « Ils n’ont jamais connu ni leur infirmité, ni le médecin qui la peut guérir. Ils n’ont jamais pensé à désirer la santé de leur âme, et encore moins à prier Dieu de la leur donner : » de sorte qu’ils sont encore dans l’innocence du baptême, selon M. Le Moine. « Ils n’ont jamais eu de pensée d’aimer Dieu, ni d’être contrits de leurs péchés ; » de sorte que, selon le P. Annat, ils n’ont commis aucun péché par le défaut de charité et de pénitence : leur vie est dans une recherche continuelle de toutes sortes de plaisirs, dont jamais le moindre remords n’a interrompu le cours. Tous ces excès me faisoient croire leur perte assurée ; mais, mon père, vous m’apprenez que ces mêmes excès rendent leur salut assuré. Béni soyez-vous, mon père, qui justifiez ainsi les gens ! Les autres apprennent à guérir les âmes par des austérités pénibles : mais vous montrez que celles qu’on auroit crues le plus désespérément malades se portent bien. Ô la bonne voie pour être heureux en ce monde et en l’autre ! j’avois toujours pensé qu’on péchoit d’autant plus, qu’on pensoit moins à Dieu. Mais à ce que je vois, quand on a pu gagner une fois sur soi de n’y plus penser du tout, toutes choses deviennent pures pour l’avenir. Point de ces pécheurs à demi, qui ont quelque amour pour la vertu. Ils seront tous damnés, ces demi-pécheurs ; mais pour ces francs pécheurs, pécheurs endurcis, pécheurs sans mélange, pleins et achevés, l’enfer ne les tient pas : ils ont trompé le diable à force de s’y abandonner. »

Le bon père, qui voyoit assez clairement la liaison de ces conséquences avec son principe, s’en échappa adroitement ; et, sans se fâcher, ou par douceur, ou par prudence, il me dit seulement : « Afin que vous entendiez comment nous sauvons ces inconvéniens, sachez que nous disons bien que ces impies, dont vous parlez, seroient sans péché, s’ils n’avoient jamais eu de pensées de se convertir, ni de désirs de se donner à Dieu. Mais nous soutenons qu’ils en ont tous, et que Dieu n’a jamais laissé pécher un homme sans lui donner auparavant la vue du mal qu’il va faire, et le désir, ou d’éviter le péché, ou au moins d’implorer