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LETTRE IV.

dans ces derniers temps, n’ont parlé de cette sorte : mais que pour des casuistes, et des nouveaux scolastiques, il vous en apportera un beau nombre. — Mais quoi ! lui dis-je, je me moque de ces auteurs-là, s’ils sont contraires à la tradition. — Vous avez raison, » me dit-il. Et à ces mots le bon père arriva chargé de livres ; et m’offrant le premier qu’il tenoit : « Lisez, me dit-il, la Somme des péchés du P. Bauny, que voici, et de la cinquième édition encore, pour vous montrer que c’est un bon livre. — C’est dommage, me dit tout bas mon janséniste, que ce livre-là ait été condamné à Rome, et par les évêques de France. — Voyez, dit le père, la page 906. » Je lus donc, et je trouvai ces paroles : « Pour pécher et se rendre coupable devant Dieu, il faut savoir que la chose qu’on veut faire ne vaut rien, ou au moins en douter, craindre, ou bien juger que Dieu ne prend plaisir à l’action à laquelle on s’occupe, qu’il la défend, et nonobstant la faire, franchir le saut et passer outre. »

« Voilà qui commence bien, lui dis-je. — Voyez cependant, me dit-il, ce que c’est que l’envie. C’étoit sur cela que M. Hallier, avant qu’il fût de nos amis, se moquoit du P. Bauny, et lui appliquoit ces paroles : Ecce qui tollit peccata mundi ; « voilà celui qui ôte les péchés du monde. » — Il est vrai, lui dis-je, que voilà une rédemption nouvelle, selon le P. Bauny.

— En voulez-vous, ajouta-t-il, une autorité plus authentique ? Voyez ce livre du P. Annat. C’est le dernier qu’il a fait contre M. Arnauld ; lisez la page 34, où il y a une oreille, et voyez les lignes que j’ai marquées avec du crayon ; elles sont toutes d’or. » Je lus donc ces termes : « Celui qui n’a aucune pensée de Dieu, ni de ses péchés, ni aucune appréhension, c’est-à-dire, à ce qu’il me fit entendre, aucune connoissance de l’obligation d’exercer des actes d’amour de Dieu, ou de contrition, n’a aucune grâce actuelle pour exercer ces actes ; mais il est vrai aussi qu’il ne fait aucun péché en les omettant, et que, s’il est damné, ce ne sera pas en punition de cette omission. » Et quelques lignes plus bas : « Et on peut dire la même chose d’une coupable commission. »

« Voyez-vous, me dit le père, comme il parle des péchés d’omission, et de ceux de commission ? car il n’oublie rien. Qu’en dites-vous ? — Ô que cela me plaît ! lui répondis-je ; que j’en vois de belles conséquences ! Je perce déjà dans les suites : que de mystères s’offrent à moi ! Je vois, sans comparaison, plus de gens justifiés par cette ignorance et cet oubli de Dieu que par la grâce et les sacremens. Mais, mon père, ne me donnez-vous point une fausse joie ? N’est-ce point ici quelque chose de semblable à cette suffisance qui ne suffit pas ? J’appréhende furieusement le distinguo : j’y ai déjà été attrapé. Parlez-vous sincèrement ? — Comment ! dit le père en s’échauffant ; il n’en faut pas railler. Il n’y a point ici d’équivoque. — Je n’en raille pas, lui dis-je ; mais c’est que je crains à force de désirer.

— Voyez donc, me dit-il, pour vous en mieux assurer, les écrits de M. Le Moine, qui l’a enseigné en pleine Sorbonne. Il l’a appris de nous, à la vérité, mais il l’a bien démêlé. Ô qu’il l’a fortement établi ! Il enseigne que, pour faire qu’une action soit péché, il faut que toutes ces