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LETTRES PROVINCIALES.

peuple, me dit mon docteur, vous parleriez d’une autre sorte. Leur censure, toute censurable qu’elle est, aura presque tout son effet pour un temps : et quoiqu’à force d’en montrer l’invalidité, il soit certain qu’on la fera entendre, il est aussi véritable que d’abord la plupart des esprits en seront aussi fortement frappés que de la plus juste du monde. Pourvu qu’on crie dans les rues : « Voici la censure de M. Arnauld, voici la condamnation des jansénistes, » les jésuites auront leur compte. Combien y en aura-t-il peu qui la lisent ? Combien peu de ceux qui la liront qui l’entendent ? Combien peu qui aperçoivent qu’elle ne satisfait point aux objections ? Qui croyez-vous qui prenne les choses à cœur, et qui entreprenne de les examiner à fond ? Voyez donc combien il y a d’utilité en cela pour les ennemis des jansénistes. Ils sont sûrs par là de triompher, quoique d’un vain triomphe à leur ordinaire, au moins durant quelques mois : c’est beaucoup pour eux ; ils chercheront ensuite quelque nouveau moyen de subsister. Ils vivent au jour la journée. C’est de cette sorte qu’ils se sont maintenus jusqu’à présent, tantôt par un catéchisme où un enfant condamne leurs adversaires ; tantôt par une procession où la grâce suffisante mène l’efficace en triomphe ; tantôt par une comédie où les diables emportent Jansénius ; une autre fois par un almanach ; maintenant par cette censure.

— En vérité, lui dis-je, je trouvois tantôt à redire au procédé des molinistes ; mais, après ce que vous m’avez dit, j’admire leur prudence et leur politique. Je vois bien qu’ils ne pouvoient rien faire de plus judicieux ni de plus sûr. — Vous l’entendez, me dit-il : leur plus sûr parti a toujours été de se taire. Et c’est ce qui a fait dire à un savant théologien « que les plus habiles d’entre eux sont ceux qui intriguent beaucoup, qui parlent peu, et qui n’écrivent point. »

« C’est dans cet esprit que, dès le commencement des assemblées, ils avoient prudemment ordonné que, si M. Arnauld venoit en Sorbonne, ce ne fût que pour y exposer simplement ce qu’il croyoit, et non pas pour y entrer en lice contre personne. Les examinateurs s’étant voulu un peu écarter de cette méthode, ils ne s’en sont pas bien trouvés. Ils se sont vus trop fortement[1] réfutés par son second apologétique.

« C’est dans ce même esprit qu’ils ont trouvé cette rare et toute nouvelle invention de la demi-heure et du sable. Ils se sont délivrés par là de l’importunité de ces fâcheux docteurs qui entreprenoient de réfuter toutes leurs raisons, de produire les livres pour les convaincre de fausseté, de les sommer de répondre, et de les réduire à ne pouvoir répliquer.

« Ce n’est pas qu’ils n’aient bien vu que ce manquement de liberté, qui avoit porté un si grand nombre de docteurs à se retirer des assemblées, ne feroit pas de bien à leur censure ; et que l’acte de protestation de nullité qu’en avoit fait M. Arnauld, dès avant qu’elle fût conclue, seroit un mauvais préambule pour la faire recevoir favorablement. Ils croient assez que ceux qui ne sont pas préoccupés considèrent pour le moins autant le jugement de soixante et dix docteurs, qui n’avoient rien

  1. Édit. de 1657 : Vertement.