Page:Œuvres complètes de Blaise Pascal Hachette 1871, vol1.djvu/60

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
38
LETTRES PROVINCIALES.

n’arriva pas pour avoir été froid envers Jésus-Christ, mais parce que la grâce lui manqua ; et qu’elle n’arriva pas tant par sa négligence que par l’abandon de Dieu, pour apprendre à toute l’Église que sans Dieu l’on ne peut rien. » Ensuite de quoi il rapporte sa proposition accusée, qui est celle-ci : « Les Pères nous montrent un juste en la personne de saint Pierre, à qui la grâce, sans laquelle on ne peut rien, a manqué.

C’est sur cela qu’on essaye en vain de remarquer comment il se peut faire que l’expression de M. Arnauld soit autant différente de celle des Pères que la vérité l’est de l’erreur, et la foi de l’hérésie ; car où en pourroit-on trouver la différence ? Seroit-ce en ce qu’il dit « que les Pères nous montrent un juste, en la personne de saint Pierre ? » Mais saint Augustin l’a dit en mots propres. Est-ce en ce qu’il dit « que la grâce lui a manqué ? » Mais le même saint Augustin, qui dit « que saint Pierre étoit juste, » dit « qu’il n’avoit pas eu la grâce en cette rencontre. » Est-ce en ce qu’il dit « que sans la grâce on ne peut rien ? » Mais n’est-ce pas ce que saint Augustin dit au même endroit, et ce que saint Chrysostome même avoit dit avant lui, avec cette seule différence qu’il l’exprime d’une manière bien plus forte, comme en ce qu’il dit a que sa chute n’arriva pas par sa froideur, ni par sa négligence, mais par le défaut de la grâce, et par l’abandon de Dieu ? »

Toutes ces considérations tenoient tout le monde en haleine, pour apprendre en quoi consistoit donc cette diversité, lorsque cette censure si célèbre et si attendue a enfin paru après tant d’assemblées. Mais hélas ! elle a bien frustré notre attente. Soit que les docteurs molinistes n’aient pas daigné s’abaisser jusqu’à nous en instruire, soit pour quelque autre raison secrète, ils n’ont fait autre chose que prononcer ces paroles : « Cette proposition est téméraire, impie, blasphématoire, frappée d’anathème et hérétique. »

Croiriez-vous, monsieur, que la plupart des gens, se voyant trompés dans leur espérance, sont entrés en mauvaise humeur, et s’en prennent aux censeurs mêmes ? Ils tirent de leur conduite des conséquences admirables pour l’innocence de M. Arnauld. « Eh quoi ! disent-ils, est-ce là tout ce qu’ont pu faire, durant si longtemps, tant de docteurs si acharnés sur un seul, que de ne trouver dans tous ses ouvrages que trois lignes à reprendre, et qui sont tirées des propres paroles des plus grands docteurs de l’Église grecque et latine ? Y a-t-il un auteur qu’on veuille perdre, dont les écrits n’en donnent un plus spécieux prétexte ? Et quelle plus haute marque peut-on produire de la foi de cet illustre accusé ?

« D’où vient, disent-ils, qu’on pousse tant d’imprécations qui se trouvent dans cette censure, où l’on assemble tous ces termes « de poison, de peste, d’horreur, de témérité, d’impiété, de blasphème, d’abomination, d’exécration, d’anathème, d’hérésie, » qui sont les plus horribles expressions qu’on pourroit former contre Arius et contre l’Antechrist même, pour combattre une hérésie imperceptible, et encore sans la découvrir ? Si c’est contre les paroles des Pères qu’on agit de la sorte, où est la foi et la tradition ? Si c’est contre la proposition de M. Arnauld, qu’on nous montre en quoi elle en est différente, puisqu’il ne