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LETTRE II.

contrariété. Que font-ils là-dessus ? ils s’unissent aux jésuites ; ils font par cette union le plus grand nombre ; ils se séparent de ceux qui nient ces grâces suffisantes ; ils déclarent que tous les hommes en ont. Que peut-on penser de là, sinon qu’ils autorisent les jésuites ? Et puis ils ajoutent que néanmoins ces grâces suffisantes sont inutiles sans les efficaces, qui ne sont pas données à tous.

« Voulez-vous voir une peinture de l’Église dans ces différens avis ? Je la considère comme un homme qui, partant de son pays pour faire un voyage, est rencontré par des voleurs qui le blessent de plusieurs coups, et le laissent à demi mort. Il envoie querir trois médecins dans les villes voisines. Le premier, ayant sondé les plaies, les juge mortelles, et lui déclare qu’il n’y a que Dieu qui lui puisse rendre ses forces perdues. Le second, arrivant ensuite, voulut le flatter, et lui dit qu’il avoit encore des forces suffisantes pour arriver en sa maison, et, insultant contre le premier qui s’opposoit à son avis, forma le dessein de le perdre. Le malade, en cet état douteux, apercevant de loin le troisième, lui tend les mains, comme à celui qui le devoit déterminer. Celui-ci, ayant considéré ses blessures, et sur l’avis des deux premiers, embrasse le second, s’unit à lui, et tous deux ensemble se liguent contre le premier, et le chassent honteusement, car ils étoient plus forts en nombre. Le malade juge à ce procédé qu’il est de l’avis du second ; et le lui demandant en effet, il lui déclare affirmativement que ses forces sont suffisantes pour faire son voyage. Le blessé néanmoins, ressentant sa faiblesse, lui demande à quoi il les jugeoit telles. « C’est, lui dit-il, parce que vous avez encore vos jambes ; or, les jambes sont les organes qui suffisent naturellement pour marcher. — Mais, lui dit le malade, ai-je toute la force nécessaire pour m’en servir ? car il me semble qu’elles sont inutiles dans ma langueur. — Non certainement, dit le médecin, et vous ne marcherez jamais effectivement, si Dieu ne vous envoie un secours extraordinaire pour vous soutenir et vous conduire. — Eh quoi ! dit le malade, je n’ai donc pas en moi les forces suffisantes, et auxquelles il ne manque rien pour marcher effectivement ? — Vous en êtes bien éloigné, lui dit-il. — Vous êtes donc, dit le blessé, d’avis contraire à votre compagnon touchant mon véritable état ? — Je vous l’avoue, » lui répondit-il.

« Que pensez-vous que dit le malade ? Il se plaignit du procédé bizarre et des termes ambigus de ce troisième médecin. Il le blâma de s’être uni au second, à qui il étoit contraire de sentiment, et avec lequel il n’avoit qu’une conformité apparente ; et d’avoir chassé le premier, auquel il étoit conforme en effet. Et, après avoir fait essai de ses forces, et reconnu par expérience la vérité de sa foiblesse, il les renvoya tous deux ; et, rappelant le premier, se mit entre ses mains, et, suivant son conseil, il demanda à Dieu les forces qu’il confessoit n’avoir pas ; il en reçut miséricorde, et, par son secours, arriva heureusement dans sa maison. »

Le bon père, étonné d’une telle parabole, ne répondoit rien. Et je lui dis doucement pour le rassurer : « Mais, après tout, mon père, à quoi avez-vous pensé de donner le nom de suffisante à une grâce que vous