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LETTRE I

dans ce sentiment ; ce qu’il me confirma par ce passage, qu’il dit être célèbre, de saint Augustin : « Nous savons que la grâce n’est pas donnée à tous les hommes. »

Je lui fis excuse d’avoir mal pris son sentiment, et le priai de me dire s’ils ne condamneroient donc pas au moins cette autre opinion des jansénistes qui fait tant de bruit, « que la grâce est efficace, et qu’elle détermine notre volonté à faire le bien. » Mais je ne fus pas plus heureux en cette seconde question, « Vous n’y entendez rien, me dit-il ; ce n’est pas là une hérésie : c’est une opinion orthodoxe : tous les thomistes la tiennent ; et moi-même je l’ai soutenue dans ma Sorbonique[1]. »

Je n’osai lui proposer mes doutes ; et même je ne savois plus où étoit la difficulté, quand, pour m’en éclaircir, je le suppliai de me dire en quoi consistoit donc l’hérésie de la proposition de M. Arnauld. « C’est, me dit-il, en ce qu’il ne reconnoît pas que les justes aient le pouvoir d’accomplir les commandemens de Dieu en la manière que nous l’entendons. »

Je le quittai après cette instruction ; et, bien glorieux de savoir le nœud de l’affaire, je fus trouver M. N., qui se portoit de mieux en mieux, et qui eut assez de santé pour me conduire chez son beau-frère, qui est janséniste, s’il y en eut jamais, et pourtant fort bon homme. Pour en être mieux reçu, je feignis d’être fort des siens, et lui dis : « Seroit-il bien possible que la Sorbonne introduisît dans l’Église cette erreur, que tous les justes ont toujours le pouvoir d’accomplir les commandemens ? — Comment parlez-vous ? me dit mon docteur. Appelez-vous erreur un sentiment si catholique, et que les seuls luthériens et calvinistes combattent ? — Eh quoi ! lui dis-je, n’est-ce pas votre opinion ? — Non, me dit-il, nous l’anathématisons comme hérétique et impie. » Surpris de cette réponse, je connus bien que j’avois trop fait le janséniste comme j’avois l’autre fois été trop moliniste ; mais, ne pouvant m’assurer de sa réponse, je le priai de me dire confidemment s’il tenoit « que les justes eussent toujours un pouvoir véritable d’observer les préceptes. » Mon homme s’échauffa là-dessus, mais d’un zèle dévot, et dit qu’il ne déguiseroit jamais ses sentimens pour quoi que ce fût ; que c’étoit sa créance ; et que lui et tous les siens la défendroient jusqu’à la mort, comme étant la pure doctrine de saint Thomas et de saint Augustin leur maître.

Il m’en parla si sérieusement, que je n’en pus douter ; et, sur cette assurance, je retournai chez mon premier docteur, et lui dis, bien satisfait, que j’étois sûr que la paix seroit bientôt en Sorbonne ; que les jansénistes étoient d’accord du pouvoir qu’ont les justes d’accomplir les préceptes ; que j’en étois garant, et que je leur ferois signer de leur sang. « Tout beau ! me dit-il ; il faut être théologien pour en voir le fin. La différence qui est entre nous est si subtile, qu’à peine pouvons-nous la marquer nous-mêmes ; vous auriez trop de difficulté à l’entendre. Contentez-vous donc de savoir que les jansénistes vous diront bien que tous les justes ont toujours le pouvoir d’accomplir les commandemens :

  1. Thèse soutenue en Sorbonne.