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VIE DE BLAISE PASCAL.

l’état naturel des chrétiens, parce qu’on est par là comme on devroit toujours être, dans la souffrance des maux, dans la privation de tous les biens et de tous les plaisirs des sens, exempt de toutes les passions qui travaillent pendant tout le cours de la vie, sans ambition, sans avarice, dans l’attente continuelle de la mort. N’est-ce pas ainsi que les chrétiens devroient passer la vie ? Et n’est-ce pas un grand bonheur quand on se trouve par nécessité dans l’état où l’on est obligé d’être, et qu’on n’a autre chose à faire qu’à se soumettre humblement et paisiblement ? C’est pourquoi je ne demande autre chose que de prier Dieu qu’il me fasse cette grâce. » Voilà dans quel esprit il enduroit tous ses maux.

Il souhaitoit beaucoup de communier ; mais les médecins s’y opposoient, disant qu’il ne le pouvoit faire à jeun, à moins que de le faire la nuit, ce qu’il ne trouvoit pas à propos de faire sans nécessité, et que pour communier en viatique il falloit être en danger de mort ; ce qui ne se trouvant pas en lui, ils ne pouvoient pas lui donner ce conseil. Cette résistance le fâchoit, mais il étoit contraint d’y céder. Cependant sa colique continuant toujours, on lui ordonna de boire des eaux, qui en effet le soulagèrent beaucoup : mais au sixième jour de la boisson, qui étoit le quatorzième d’août, il sentit un grand étourdissement avec une grande douleur de tête ; et quoique les médecins ne s’étonnassent pas de cela, et qu’ils assurassent que ce n’étoit que la vapeur des eaux, il ne laissa pas de se confesser, et il demanda avec des instances incroyables qu’on le fît communier, et qu’au nom de Dieu on trouvât moyen de remédier à tous les inconvéniens qu’on lui avoit allégués jusqu’alors ; et il pressa tant pour cela, qu’une personne qui se trouva présente lui reprocha qu’il avoit de l’inquiétude, et qu’il devoit se rendre au sentiment de ses amis ; qu’il se portoit mieux, et qu’il n’avoit presque plus de colique ; et que, ne lui restant plus qu’une vapeur d’eau, il n’étoit pas juste qu’il se fît porter le saint sacrement ; qu’il valoit mieux différer, pour faire cette action à l’église. Il répondit à cela : « On ne sent pas mon mal, et on y sera trompé ; ma douleur de tête a quelque chose de fort extraordinaire. » Néanmoins voyant une si grande opposition à son désir, il n’osa plus en parler ; mais il dit : « Puisqu’on ne me veut pas accorder cette grâce, j’y voudrois bien suppléer par quelque bonne œuvre, et ne pouvant pas communier dans le chef, je voudrois bien communier dans ses membres[1] ; et pour cela j’ai pensé d’avoir céans un pauvre malade à qui on rende les mêmes services comme à moi, qu’on prenne une garde exprès, et enfin qu’il n’y ait aucune différence de lui à moi, afin que j’aie cette consolation de savoir qu’il y a un pauvre aussi bien traité que moi, dans la confusion que je souffre de me voir dans la grande abondance de toutes choses où je me vois. Car quand je pense qu’au même temps que je suis si bien, il y a une infinité de pauvres qui sont plus malades que moi, et qui manquent des choses les plus nécessaires, cela me fait une peine que je ne puis supporter ; et ainsi je vous prie de demander un malade à M. le curé pour le dessein que j’ai. »

  1. Le chef, c’est-à-dire Jésus-Christ ; ses membres, c’est-à-dire les pauvres.