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rens, et connoissant nous et les autres, nous ne donnerions point cette inclination à notre volonté. Nous naissons pourtant avec elle ; nous naissons donc injustes : car tout tend à soi. Cela est contre tout ordre : il faut tendre au général ; et la pente vers soi est le commencement de tout désordre, en guerre, en police, en économie, dans le corps particulier de l’homme. La volonté est donc dépravée.

Si les membres des communautés naturelles et civiles tendent au bien du corps, les communautés elles-mêmes doivent tendre à un autre corps plus général, dont elles sont membres. L’on doit donc tendre au géneral. Nous naissons donc injustes et dépravés.

Qui ne hait en soi son amour-propre, et cet instinct qui le porte à se faire Dieu, est bien aveuglé. Qui ne voit que rien n’est si opposé à la justice et à la vérité ? Car il est faux que nous méritions cela ; et il est injuste et impossible d’y arriver, puisque tous demandent la même chose. C’est donc une manifeste injustice où nous sommes nés, dont nous ne pouvons nous défaire, et dont il faut nous défaire.

Cependant aucune religion[1] n’a remarqué que ce fût un péché, ni que nous y fussions nés, ni que nous fussions obligés d’y résister, ni n’a pensé à nous en donner les remèdes.


57.

Guerre intestine de l’homme entre la raison et les passions. S’il n’avoit que la raison sans passions. S’il n’avoit que les passions sans raison. Mais ayant l’un et l’autre, il ne peut être sans guerre, ne pouvant avoir la paix avec l’un qu’ayant guerre avec l’autre. Aussi il est toujours divisé, et contraire à lui-même.

Si c’est un aveuglement surnaturel de vivre sans chercher ce qu’on est, c’en est un terrible de vivre mal en croyant Dieu.


58.

Il est indubitable que, que l’âme soit mortelle ou immortelle, cela doit mettre une différence entière dans la morale ; et cependant les philosophes ont conduit la morale indépendamment de cela. Ils délibèrent de passer une heure. Platon, pour disposer au christianisme.

Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais.


59.

Morale. — Dieu ayant fait le ciel et la terre, qui ne sentent point le bonheur de leur être, il a voulu faire des êtres qui le connussent, et qui composassent un corps de membres pensans. Car nos membres ne sentent point le bonheur de leur union, de leur admirable intelligence, du soin que la nature a d’y influer les esprits, et de les faire croître et durer. Qu’ils seroient heureux s’ils le sentoient, s’ils le voyoient ! Mais il faudrait pour cela qu’ils eussent intelligence pour le connoître, et bonne volonté pour consentir à celle de l’âme universelle. Que si, ayant reçu l’intelligence, ils s’en servoient à retenir en eux-mêmes la nourriture, sans la laisser passer aux autres membres, ils seroient non-seule-

  1. « Aucune autre religion. »