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VIE DE BLAISE PASCAL.

pendant sa vie, et des circonstances du temps de sa mort ; ce qui lui faisoit dire sans cesse : « Bienheureux ceux qui meurent, pourvu qu’ils meurent au Seigneur ! » Lorsqu’il me voyoit dans de continuelles afflictions pour cette perte que je ressentois si fort, il se fâchoit, et me disoit que cela n’étoit pas bien, et qu’il ne falloit pas avoir ces sentimens pour la mort des justes, et qu’il falloit au contraire louer Dieu de ce qu’il l’avoit si fort récompensée des petits services qu’elle lui avoit rendus.

C’est ainsi qu’il faisoit voir qu’il n’avoit nulle attache pour ceux qu’il aimoit ; car, s’il eût été capable d’en avoir, c’eût été sans doute pour ma sœur, parce que c’étoit assurément la personne du monde qu’il aimoit le plus. Mais il n’en demeura pas là ; car non-seulement il n’avoit point d’attache pour les autres, mais il ne vouloit point du tout que les autres en eussent pour lui. Je ne parle pas de ces attaches criminelles et dangereuses : car cela est grossier, et tout le monde le voit bien ; mais je parle de ces amitiés les plus innocentes : et c’étoit une des choses sur lesquelles il s’observoit le plus régulièrement, afin de n’y point donner de sujet, et même pour l’empêcher : et comme je ne savois pas cela, j’étois toute surprise des rebuts qu’il me faisoit quelquefois, et je le disois à ma sœur, me plaignant à elle que mon frère ne m’aimoit pas, et qu’il sembloit que je lui faisois de la peine, lors même que je lui rendois mes services les plus affectionnés dans ses infirmités. Ma sœur me disoit là-dessus que je me trompois, qu’elle savoit le contraire ; qu’il avoit pour moi une affection aussi grande que je pouvois souhaiter. C’est ainsi que ma sœur remettoit mon esprit, et je ne tardois guère à en voir des preuves ; car aussitôt qu’il se présentoit quelque occasion où j’avois besoin du secours de mon frère, il l’embrassoit avec tant de soin et de témoignages d’affection, que je n’avois pas lieu de douter qu’il ne m’aimât beaucoup ; de sorte que j’attribuois au chagrin de sa maladie les manières froides dont il recevoit les assiduités que je lui rendois pour le désennuyer ; et cette énigme ne m’a été expliquée que le jour même de sa mort, qu’une personne des plus considérables par la grandeur de son esprit et de sa piété, avec qui il avoit eu de grandes communications sur la pratique de la vertu[1], me dit qu’il lui avoit donné cette instruction entre autres, qu’il ne souffrît jamais de qui que ce fût qu’on l’aimât avec attachement ; que c’étoit une faute sur laquelle on ne s’examine pas assez, parce qu’on n’en conçoit pas assez la grandeur, et qu’on ne considéroit pas qu’en fomentant et souffrant ces attachemens, on occupoit un cœur qui ne devoit être qu’à Dieu seul : que c’étoit lui faire un larcin de la chose du monde qui lui étoit la plus précieuse. Nous avons bien vu ensuite que ce principe étoit bien avant dans son cœur ; car, pour l’avoir toujours présent, il l’avoit écrit de sa main sur un petit papier, où il y avoit ces mots : « Il est injuste qu’on s’attache à moi, quoiqu’on le fasse avec plaisir et volontairement. Je tromperois ceux à qui j’en ferois naître le désir ; car je ne suis la fin de personne et n’ai pas de quoi les satisfaire. Ne suis-je pas prêt à mourir ? et ainsi l’objet de leur attachement mourra donc. Comme je serois coupable de faire croire

  1. Domat.