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VIE DE BLAISE PASCAL.

autre année, parce que le besoin étoit trop pressant pour différer la charité. Et comme on ne s’accordoit pas avec ces personnes, il ne put exécuter cette résolution, par laquelle il nous faisoit voir la vérité de ce qu’il nous avoit dit tant de fois, qu’il ne souhaitait avoir du bien que pour en assister les pauvres ; puisqu’en même temps que Dieu lui donnoit l’espérance d’en avoir, il commençoit à le distribuer par avance, avant même qu’il en fût assuré.

Sa charité envers les pauvres avoit toujours été fort grande ; mais elle étoit si fort redoublée à la fin de sa vie, que je ne pouvois le satisfaire davantage que de l’en entretenir. Il m’exhortoit avec grand soin depuis quatre ans à me consacrer au service des pauvres, et à y porter mes enfans. Et quand je lui disois que je craignois que cela ne me divertît du soin de ma famille, il me disoit que ce n’étoit que manque de bonne volonté, et que, comme il y a divers degrés dans cette vertu, on peut bien la pratiquer en sorte que cela ne nuise point aux affaires domestiques. Il disoit que c’étoit la vocation générale des chrétiens, et qu’il ne falloit point de marque particulière pour savoir si on y étoit appelé, parce qu’il étoit certain ; que c’est sur cela que Jésus-Christ jugera le monde ; et que, quand on considérait que la seule omission de cette vertu est cause de la damnation, cette seule pensée étoit capable de nous porter à nous dépouiller de tout, si nous avions de la foi. Il nous disoit encore que la fréquentation des pauvres est extrêmement utile, en ce que, voyant continuellement les misères dont ils sont accablés, et que même dans l’extrémité de leurs maladies ils manquoient des choses les plus nécessaires, qu’après cela il faudroit être bien dur pour ne pas se priver volontairement des commodités inutiles et des ajustemens superflus.

Tous ces discours nous excitoient et nous portoient quelquefois à faire des propositions pour trouver des moyens pour des règlemens généraux qui pourvussent à toutes les nécessités ; mais il ne trouvoit pas cela bon, et il disoit que nous n’étions pas appelés au général, mais au particulier ; et qu’il croyoit que la manière la plus agréable à Dieu étoit de servir les pauvres pauvrement, c’est-à-dire chacun selon son pouvoir, sans se remplir l’esprit de ces grands desseins qui tiennent de cette excellence dont il blâmoit la recherche en toutes choses. Ce n’est pas qu’il trouvât mauvais l’établissement des hôpitaux généraux ; au contraire, il avoit beaucoup d’amour pour cela, comme il l’a bien témoigné par son testament ; mais il disoit que ces grandes entreprises étoient réservées à de certaines personnes que Dieu destinoit à cela, et qu’il conduisoit quasi visiblement ; mais que ce n’étoit pas la vocation générale de tout le monde, comme l’assistance journalière et particulière des pauvres.

Voilà une partie des instructions qu’il nous donnoit pour nous porter à la pratique de cette vertu qui tenoit une si grande place dans son cœur ; c’est un petit échantillon qui nous fait voir la grandeur de sa charité. Sa pureté n’étoit pas moindre ; et il avoit un si grand respect pour cette vertu, qu’il étoit continuellement en garde pour empêcher qu’elle ne fût blessée ou dans lui ou dans les autres ; et il n’est pas