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VIE DE BLAISE PASCAL.

usât comme il fit, et qu’ensuite il le fît imprimer. Ce fut seulement alors qu’il l’écrivit, mais avec une précipitation extrême, en huit jours ; car c’étoit en même temps que les imprimeurs travailloient, fournissant à deux en même temps sur deux différens traités, sans que jamais il en ait eu d’autre copie que celle qui fut faite pour l’impression ; ce qu’on ne sut que six mois après, que la chose fut trouvée.

Cependant ses infirmités continuant toujours, sans lui donner un seul moment de relâche, le réduisirent, comme j’ai dit, à ne pouvoir plus travailler, et à ne voir quasi personne. Mais si elles l’empêchèrent de servir le public et les particuliers, elles ne furent point inutiles pour lui-même, et il les a souffertes avec tant de paix et tant de patience, qu’il y a sujet de croire que Dieu a voulu achever par là de le rendre tel qu’il le vouloit pour paroître devant lui : car durant cette longue maladie il ne s’est jamais détourné de ces vues, ayant toujours dans l’esprit ces deux grandes maximes, de renoncer à tout plaisir et à toute superfluité. Il les pratiquoit dans le plus fort de son mal avec une vigilance continuelle sur ses sens, leur refusant absolument tout ce qui leur étoit agréable : et quand la nécessité le contraignoit à faire quelque chose qui pouvoit lui donner quelque satisfaction, il avoit une adresse merveilleuse pour en détourner son esprit, afin qu’il n’y prit point de part : par exemple, ses continuelles maladies l’obligeant de se nourrir délicatement, il avoit un soin très-grand de ne point goûter ce qu’il mangeoit ; et nous avons pris garde que, quelque peine qu’on prît à lui chercher quelque viande agréable, à cause des dégoûts à quoi il étoit sujet, jamais il n’a dit : « Voilà qui est bon ; » et encore, lorsqu’on lui servoit quelque chose de nouveau selon les saisons, si l’on lui demandoit après le repas s’il l’avoit trouvé bon, il disoit simplement : « Il falloit m’en avertir devant, car je vous avoue que je n’y ai point pris garde.» Et lorsqu’il arrivoit que quelqu’un admiroit la bonté de quelque viande en sa présence, il ne le pouvoit souffrir ; il appeloit cela être sensuel, encore même que ce ne fût que des choses communes ; parce qu’il disoit que c’étoit une marque qu’on mangeoit pour contenter le goût, ce qui étoit toujours mal.

Pour éviter d’y tomber, il n’a jamais voulu permettre qu’on lui fît aucune sauce ni ragoût, non pas même de l’orange et du verjus, ni rien de tout ce qui excite l’appétit, quoiqu’il aimât naturellement toutes ces choses. Et, pour se tenir dans des bornes réglées, il avoit pris garde, dès le commencement de sa retraite, à ce qu’il falloit pour son estomac ; et depuis cela il avoit réglé tout ce qu’il devoit manger ; en sorte que, quelque appétit qu’il eût, il ne passoit jamais cela ; et, quelque dégoût qu’il eût, il falloit qu’il le mangeât : et lorsqu’on lui demandoit la raison pourquoi il se contraignoit ainsi, il disoit que c’étoit le besoin de l’estomac qu’il falloit satisfaire, et non pas l’appétit. La mortification de ses sens n’alloit pas seulement à se retrancher tout ce qui pouvoit leur être agréable, mais encore à ne leur rien refuser par cette raison qu’il pourroit leur déplaire, soit par sa nourriture, soit par ses remèdes. Il a pris quatre ans durant des consommés sans en témoigner le moindre dégoût ; il prenoit toutes les choses qu’on