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nous savons qu’il est faux que les nombres soient finis, donc il est vrai qu’il y a un infini en nombre : mais nous ne savons ce qu’il est. Il est faux qu’il soit pair, il est faux qu’il soit impair ; car, en ajoutant l’unité, il ne change point de nature ; cependant c’est un nombre, et tout nombre est pair ou impair : il est vrai que cela s’entend de tous nombres finis.

Ainsi on peut bien connoître qu’il y a un Dieu sans savoir ce qu’il est. Nous connoissons donc l’existence et la nature du fini, parce que nous sommes finis et étendus comme lui.

Nous connoissons l’existence de l’infini et ignorons sa nature, parce qu’il a étendue comme nous, mais non pas des bornes comme nous. Mais nous ne connoissons ni l’existence ni la nature de Dieu, parce qu’il n’a ni étendue ni bornes.

Mais par la foi nous connoissons son existence ; par la gloire[1] nous connoîtrons sa nature. Or, j’ai déjà montré qu’on peut bien connoître l’existence d’une chose sans connoître sa nature.

Parlons maintenant selon les lumières naturelles.

S’il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible, puisque, n’ayant ni parties ni bornes, il n’a nul rapport à nous : nous sommes donc incapables de connoître ni ce qu’il est, ni s’il est. Cela étant, qui osera entreprendre de résoudre cette question ? Ce n’est pas nous, qui n’avons aucun rapport à lui.

Qui blâmera donc les chrétiens de ne pouvoir rendre raison de leur créance, eux qui professent une religion dont ils ne peuvent rendre raison ? Ils déclarent, en l’exposant au monde, que c’est une sottise, stultitiam, et puis vous vous plaignez de ce qu’ils ne la prouvent pas ! S’ils la prouvoient, ils ne tiendroient pas parole : c’est en manquant de preuves qu’ils ne manquent pas de sens. Oui ; mais encore que cela excuse ceux qui l’offrent telle, et que cela les ôte du blâme de la produire sans raison, cela n’excuse pas ceux qui la reçoivent. Examinons donc ce point, et disons : « Dieu est, ou il n’est pas. » Mais de quel côté pencherons-nous ? La raison n’y peut rien déterminer. Il y a un chaos infini qui nous sépare. Il se joue un jeu, à l’extrémité de cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile. Que gagerez-vous ? Par raison, vous ne pouvez faire ni l’un ni l’autre ; par raison, vous ne pouvez défendre nul des deux.

Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont pris un choix ; car vous n’en savez rien. — Non : mais je les blâmerai d’avoir fait, non ce choix, mais un choix ; car, encore que celui qui prend croix et l’autre soient en pareille faute, ils sont tous deux en faute : le juste est de ne point parier.

Oui, mais il faut parier : cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué. Lequel prendrez-vous donc ? Voyons. Puisqu’il faut choisir, voyons ce qui vous intéresse le moins. Vous avez deux choses à perdre, le vrai et le bien ; et deux choses à engager, votre raison et votre volonté, votre connoissance et votre béatitude ; et votre nature a deux choses à

  1. La gloire, c’est-à-dire l’état glorieux des élus dans le ciel.