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VIE DE BLAISE PASCAL.

Elle étoit alors religieuse, et elle menoit une vie si sainte, qu’elle édifioit toute la maison : étant en cet état, elle eut de la peine de voir que celui à qui elle étoit redevable, après Dieu, des grâces dont elle jouissoit, ne fût pas dans la possession de ces grâces ; et comme mon frère la voyoit souvent, elle lui en parloit souvent aussi ; et enfin elle le fit avec tant de force et de douceur, qu’elle lui persuada ce qu’il lui avoit persuadé le premier, de quitter absolument le monde ; en sorte qu’il se résolut de quitter tout à fait les conversations du monde, et de retrancher toutes les inutilités de la vie au péril même de sa santé, parce qu’il crut que le salut étoit préférable à toutes choses.

Il avoit pour lors trente ans, et il étoit toujours infirme ; et c’est depuis ce temps-là qu’il a embrassé la manière de vivre où il a été jusqu’à la mort[1].

Pour parvenir à ce dessein et rompre toutes ses habitudes, il changea de quartier, et fut demeurer quelque temps à la campagne ; d’où étant de retour, il témoigna si bien qu’il vouloit quitter le monde, qu’enfin le monde le quitta ; et il établit le règlement de sa vie dans cette retraite sur deux maximes principales, qui furent de renoncer à tout plaisir et à toutes superfluités ; et c’est dans cette pratique qu’il a passé le reste de sa vie. Pour y réussir, il commença dès lors, comme il fit toujours depuis, à se passer du service de ses domestiques autant qu’il pouvoit. Il faisoit son lit lui-même, il alloit prendre son dîner à la cuisine et le portoit à sa chambre, il le rapportoit ; et enfin il ne se servoit de son monde que pour faire sa cuisine, pour aller en ville, et pour les autres choses qu’il ne pouvoit absolument faire. Tout son temps étoit employé à la prière et à la lecture de l’Écriture sainte : et il y prenoit un plaisir

  1. Voici le texte d’un écrit de sa main, trouvé après sa mort cousu dans son habit :
    L’an de grâce 1654,

    Lundi, 23 novembre, jour de saint Clément, pape et martyr, et autres au martyrologe,

    Veille de saint Chrysogone, martyr, et autres,

    Depuis environ dix heures et demie du soir jusques environ minuit et demi,

    Feu.

    Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob. (Exode, III, 6, etc. ; Matth., XXII, 32, etc.)

    Non des philosophes et des savans.

    Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix.

    Dieu de Jésus-Christ.

    Deum meum et Deum vestrum. (Jean, XX, 17.)

    « Ton Dieu sera mon Dieu. » (Ruth, i, 16.)

    Oubli du monde et de tout, hormis Dieu.

    Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Évangile.

    Grandeur de l’âme humaine.

    « Père juste, le monde ne t’a point connu, mais je t’ai connu. » (Jean, XVII, 25.)

    Joie, joie, joie, pleurs de joie.

    Je m’en suis séparé :

    Dereliquerunt me fontem aquæ vivæ. (Jérém., II, 43.)

    « Mon Dieu, me quitterez-vous ? » (Matth., XXVII, 46.)