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10.

On ne choisit pas pour gouverner un vaisseau celui des voyageurs qui est de meilleure maison.

Saint Augustin a vu qu’on travaille pour l’incertain, sur mer, en bataille, etc. ; il n’a pas vu la règle des partis, qui démontre qu’on le doit. Montaigne a vu qu’on s’offense d’un esprit boiteux, et que la coutume peut tout ; mais il n’a pas vu la raison de cet effet. Toutes ces personnes ont vu les effets, mais ils n’ont pas vu les causes ; ils sont à l’égard de ceux qui ont découvert les causes comme ceux qui n’ont que les yeux à l’égard de ceux qui ont l’esprit ; car les effets sont comme sensibles, et les causes sont visibles seulement à l’esprit. Et quoique ces effets-là se voient par l’esprit, cet esprit est à l’égard de l’esprit qui voit les causes comme les sens corporels à l’égard de l’esprit.


11.

D’où vient qu’un boiteux ne nous irrite pas, et un esprit boiteux nous irrite ? A cause qu’un boiteux reconnoît que nous allons droit, et qu’un esprit boiteux dit que c’est nous qui boitons ; sans cela nous en aurions pitié et non colère.

Épictète[1] demande bien plus fortement pourquoi ne nous fâchons-nous pas si on dit que nous avons mal à la tête, et que nous nous fâchons de ce qu’on dit que nous raisonnons mal, ou que nous choisissons mal. Ce qui cause cela est que nous sommes bien certains que nous n’avons pas mal à la tête, et que nous ne sommes pas boiteux : mais nous ne sommes pas si assurés que nous choisissons le vrai. De sorte que, n’en ayant d’assurance qu’à cause que nous le voyons de toute notre vue, quand un autre voit de toute sa vue le contraire, cela nous met en suspens et nous étonne, et encore plus quand mille autres se moquent de notre choix ; car il faut préférer nos lumières à celles de tant d’autres, et cela est hardi et difficile. Il n’y a jamais cette contradiction dans les sens touchant un boiteux.


12.

Le respect est : « Incommodez-vous. » Cela est vain en apparence mais très-juste ; car c’est dire : « Je m’incommoderois bien si vous en aviez besoin, puisque je le fais bien sans que cela vous serve. » Outre que le respect est pour distinguer les grands : or, si le respect étoit d’être en fauteuil, on respecteroit tout le monde, et ainsi on ne distingueroit pas ; mais, étant incommodé, on distingue fort bien.


13.

Opinions du peuple saines. — Être brave[2] n’est pas trop vain ; car c’est montrer qu’un grand nombre de gens travaillent pour soi ; c’est montrer par ses cheveux qu’on a un valet de chambre, un parfumeur, etc. ; par son rabat, le fil, le passement, etc.

Or ce n’est pas une simple superficie, ni un simple harnois, d’avoir plusieurs bras. Plus on a de bras, plus on est fort. Être brave est montrer sa force.

  1. Arrien, Entretiens d’Épictète, IV, vi.
  2. Être brave : être bien mis.