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expedit quod fallatur[1]. Il ne faut pas qu’il sente la vérité de l’usurpation ; elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable ; il faut la faire regarder comme authentique, éternelle, et en cacher le commencement si on ne veut qu’elle ne prenne bientôt fin.


10.

Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu’il ne faut, s’il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainc que de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n’en sauroient soutenir la pensée sans pâlir et suer.

Qui ne sait que la vue de chats, de rats, l’écrasement d’un charbon, etc., emportent la raison hors des gonds ? Le ton de voix impose au plus sages, et change un discours et un poëme de face.

L’affection ou la haine changent la justice de face ; et combien un avocat bien payé par avance trouve-t-il plus juste la cause qu’il plaide ; combien son geste hardi le fait-il paroître meilleur aux juges, dupés par cette apparence ! Plaisante raison qu’un vent manie, et à tout sens ! Je ne veux pas rapporter tous ses effets ; je rapporterois presque toutes les actions des hommes qui ne branlent presque que par ses secousses. Car la raison a été obligée de céder, et la plus sage prend pour ses principes ceux que l’imagination des hommes a témérairement introduit en chaque lieu[2].


11.

Ne diriez-vous pas que ce magistrat, dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple, se gouverne par une raison pure et sublime, et qu’il juge des choses par leur nature sans s’arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l’imagination des foibles ? Voyez-le entrer dans un sermon où il apporte un zèle tout dévot, renforçant la solidité de la raison par l’ardeur de la charité. Le voilà prêt à l’ouïr avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paroître : si la nature lui a donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l’ait mal rasé, si le hasard l’a encore barbouillé de surcroît, quelque grandes vérités qu’il annonce, je parie la perte de la gravité de notre sénateur.


12.

L’esprit de ce souverain juge du monde n’est pas si indépendant qu’il ne soit sujet à être troublé par le premier tintamarre qui se fait autour de lui. Il ne faut pas le bruit d’un canon pour empêcher ses pensées : il ne faut que le bruit d’une girouette ou d’une poulie. Ne vous étonnez pas s’il ne raisonne pas bien à présent ; une mouche bourdonne à ses oreilles : c’en est assez pour le rendre incapable de bon conseil. Si vous voulez qu’il puisse trouver la vérité, chassez cet animal qui tient sa rai-

  1. C’est Varron, cité par saint Augustin, Cité de Dieu, IV, xxvii.
  2. Ici, Pascal avait écrit la phrase suivante, qu’il a barrée : « Il faut travailler tout le jour pour des biens reconnus pour imaginaires ; et quand le sommeil nous a délassés des fatigues de notre raison, il faut incontinent se lever en sursaut pour aller courir après les fumées et essuyer les impressions de cette maîtresse du monde. »