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9.

Ils confessent que la justice n’est pas dans ces coutumes, mais qu’elle réside dans les lois naturelles, connues en tout pays. Certainement ils la soutiendraient opiniâtrement, si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avoit rencontré au moins une qui fût universelle ; mais la plaisanterie est telle, que le caprice des hommes s’est si bien diversifié, qu’il n’y en a point.

Le larcin, l’inceste, le meurtre des enfans et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut-il rien de plus plaisant, qu’un homme ait droit de me tuer parce qu’il demeure au delà de l’eau, et que son prince a querelle contre le mien, quoique je n’en aie aucune avec lui ?

Il y a sans doute des lois naturelles ; mais cette belle raison corrompue a tout corrompu : Nihil amplius nostrum est ; quod nostrum dicimus, artis est[1]. Ex senatusconsultis et plebiscitis crimina exercentur[2]. Ut olim vitiis, sic nunc legibus laboramus[3].

De cette confusion arrive que l’un dit que l’essence de la justice est l’autorité du législateur ; l’autre, la commodité du souverain ; l’autre, la coutume présente, et c’est le plus sûr : rien, suivant la seule raison, n’est juste de soi ; tout branle avec le temps. La coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue ; c’est le fondement mystique de son autorité. Qui la ramène à son principe, l’anéantit. Rien n’est si fautif que ces lois qui redressent les fautes ; qui leur obéit parce qu’elles sont justes, obéit à la justice qu’il imagine, mais non pas à l’essence de la loi : elle est toute ramassée en soi ; elle est loi, et rien davantage. Qui voudra en examiner le motif le trouvera si foible et si léger, que, s’il n’est accoutumé à contempler les prodiges de l’imagination humaine, il admirera qu’un siècle lui ait tant acquis de pompe et de révérence. L’art de fronder, et bouleverser les États, est d’ébranler les coutumes établies, en sondant jusque dans leur source, pour marquer leur défaut de justice. Il faut, dit-on, recourir aux lois fondamencales et primitives de l’État, qu’une coutume injuste a abolies. C’est un jeu sûr pour tout perdre ; rien ne sera juste à cette balance. Cependant le peuple prête aisément l’oreille à ces discours. Ils secouent le joug dès qu’ils le reconnoissent ; et les grands en profitent à sa ruine et à celle de ces curieux examinateurs des coutumes reçues. Mais, par un défaut contraire, les hommes croient quelquefois pouvoir faire avec justice tout ce qui n’est pas sans exemple. C’est pourquoi le plus sage des législateurs disoit que, pour le bien des hommes, il faut souvent les piper[4] ; et un autre, bon politique : Quum veritatem qua liberetur ignoret,

  1. « Rien n’est de nous ; c’est l’art qui fait en nous ce que nous croyons faire. » On ignore l’origine de ce passage.
  2. « On fait des crimes pour obéir à des sénatus-consultes, à des plébiscites. »
  3. « Nous étions jadis écrasés par les crimes, et nous le sommes par les lois. » Tacite, Annales, III, xxv.
  4. Pascal parle de Platon.