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Car qui se trouve malheureux de n’être pas roi, sinon un roi dépossédé ? Trouvoit-on Paul Emile malheureux de n’être plus consul ? Au contraire, tout le monde trouvoit qu’il étoit heureux de l’avoir été, parce que sa condition n’étoit pas de l’être toujours. Mais on trouvoit Persée si malheureux de n’être plus roi, parce que sa condition étoit de l’être toujours, qu’on trouvoit étrange de ce qu’il supportoit la vie. Qui se trouve malheureux de n’avoir qu’une bouche ? et qui ne se trouvera malheureux de n’avoir qu’un œil ? On ne s’est peut-être jamais affligé de n’avoir pas trois yeux, mais on est inconsolable de n’en point avoir.


5.

Grandeur de l’homme. — Nous avons une si grande idée de l’âme de l’homme, que nous ne pouvons souffrir d’en être méprisés, et de n’être pas dans l’estime d’une âme ; et toute la félicité des hommes consiste dans cette estime.

La plus grande bassesse de l’homme est la recherche de la gloire, mais c’est cela même qui est la plus grande marque de son excellence ; car, quelque possession qu’il ait sur la terre, quelque santé et commodité essentielle qu’il ait, il n’est pas satisfait s’il n’est dans l’estime des hommes. Il estime si grande la raison de l’homme, que, quelque avantage qu’il ait sur la terre, s’il n’est placé avantageusement aussi dans la raison de l’homme, il n’est pas content. C’est la plus belle place du monde : rien ne peut le détourner de ce désir, et c’est la qualité la plus ineffaçable du cœur de l’homme.

Et ceux qui méprisent le plus les hommes, et qui les égalent aux bêtes, encore veulent-ils en être admirés et crus, et se contredisent à eux-mêmes par leur propre sentiment : leur nature, qui est plus forte que tout, les convainquant de la grandeur de l’homme plus fortement que la raison ne les convainc de leur bassesse.


6.

L’homme n’est qu’un roseau, le plus foible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser. Une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraseroit, l’homme seroit encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt ; et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien.

Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever, non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale.


7.

Il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre. Mais il est très-avantageux de lui représenter l’un et l’autre.


8.

Contrariétés. (Après avoir montré la grandeur et la bassesse de l’homme.) — Quel homme maintenant s’estime son prix. Qu’il s’aime, car il a en lui une nature capable de bien ; mais qu’il n’aime pas pour