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AVERTISSEMENT.

en donne le secret avec une inexorable tranquillité ; il ne traite pas mieux l’aristocratie et les usages du monde, quoiqu’il fût d’une bonne famille de robe, et qu’il vécût en homme du monde et dans le meilleur monde ; ni la propriété, quoiqu’il en reconnaisse la nécessité ; ni tout l’établissement des usages et des lois sur lesquelles la société repose. C’est cette indépendance et cette pénétration, et cette hardiesse de langage qui tient à la netteté des idées, qui ont fait passer Pascal pour sceptique. Il ne l’est point, mais il ne croit pas pour les raisons de tout le monde ; il n’a pas peur, comme presque tous les hommes, de dire ce qu’il pense, quand il est seul à le penser ; ni, comme un trop grand nombre d’hommes, d’apercevoir et d’avouer la portée des arguments qui vont contre lui et sa doctrine. Il n’était pas dans sa nature de s’arrêter de peur d’en trop dire, ou de peur d’en trop voir. Sa passion était telle qu’il n’avait aucune des timidités que l’éducation donne. Il était vraiment, par son caractère et par la force de sa pensée, au-dessus du courant d’idées qui alimentent le commun des esprits, et même le plus grand nombre des esprits excellents. On trouve qu’il y a quelque chose de tragique dans son style ; c’est sa situation qui était tragique, car il était seul au-dessus des autres, dévoré par une passion religieuse qu’on pourrait à bon droit appeler du fanatisme, et illuminé par un génie qui ne lui laissait rien ignorer des difficultés et des objections de la science. Il a toujours cru, et il a toujours tremblé de ne plus croire. Sa redoutable théorie de l’abêtissement rappelle le mot de Luther dans le cimetière de Wartbourg : Beati quia quiescunt. Luther a été pour la révolte, et Pascal pour l’obéissance ; la lutte de Luther a été au dehors, et celle de Pascal est demeurée, pour ainsi dire, interne. Mais, même dans la foi, le philosophe n’a pas plus trouvé le repos que l’apôtre.

On comprend ce que devait être un Pascal dans la société austère et méthodiste de Port-Royal. Il les remplissait tous d’admiration et d’effroi. À sa mort, ils n’osèrent pas publier ce qu’il avait osé écrire. Ils s’assemblèrent autour de ces immortelles Pensées, supprimant un trait, presque toujours le plus grand, effaçant ou adoucissant les endroits périlleux, rhabillant les phrases pour les rendre plus conformes à la grammaire, aux dépens du génie. Le public n’eut qu’un Pascal expurgé et adouci, qui arracha à toute l’Europe des cris d’admiration. Condorcet publia en 1776 une nouvelle édition des Pensées, plus complète que celle de Port-Royal. Il puisa dans les manuscrits, conservés d’abord à l’abbaye de Saint-Germain des Prés, et transférés en 1794 à la bibliothèque de la rue de Richelieu, où ils sont encore ; mais il y puisa très-imparfaitement, ou peut-être même ne fit-il que reproduire les emprunts faits aux manuscrits par le P. Desmolets, et insérés par lui dans le tome V de la