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Et nous piquions les bœufs vers les sillons des autres :
Le Chanoine, au soleil, filait des patenôtres
Sur des chapelets clairs grenés de pièces d’or ;
Le Seigneur, à cheval, passait, sonnant du cor ;
Et l’un, avec la hart, l’autre, avec la cravache,
Nous fouillaient. Hébétés comme des yeux de vache,
Nos yeux ne pleuraient plus. Nous allions, nous allions ;
Et quand nous avions mis le pays en sillons,
Quand nous avions laissé dans cette terre noire
Un peu de notre chair… nous avions un pourboire :
On nous faisait flamber nos taudis dans la nuit,
Nos petits y faisaient un gâteau fort bien cuit.
« Oh ! je ne me plains pas. Je te dis mes bêtises.
C’est entre nous. J’admets que tu me contredises.
Or, n’est-ce pas joyeux de voir, au mois de juin,
Dans les granges entrer des voitures de foin
Énormes ; de sentir l’odeur de ce qui pousse,
Des vergers quand il pleut un peu, de l’herbe rousse ;
De voir des blés, des blés, des épis pleins de grain,
De penser que cela prépare bien du pain ?…
Oh ! plus fort on irait, au fourneau qui s’allume,
Chanter joyeusement en martelant l’enclume,
Si l’on était certain de pouvoir prendre un peu,
Étant homme à la fin, de ce que donne Dieu !
Mais voilà, c’est toujours la même vieille histoire…

« Mais je sais, maintenant ! Moi, je ne peux plus croire,
Quand j’ai deux bonnes mains, mon front et mon marteau,
Qu’un homme vienne là, dague sous le manteau,
Et me dise : « Mon gars, ensemence ma terre » ;
Que l’on arrive encor, quand ce serait la guerre
Me prendre mon garçon, comme cela, chez moi !
Moi, je serais un homme, et toi, tu serais roi ?
Tu me dirais : « Je veux » ? Tu vois bien, c’est stupide.
Tu crois que j’aime voir ta baraque splendide,
Tes officiers dorés, tes mille chenapans,
Tes palsambleus bâtards tournant comme des paons ?