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Il y aura désormais en Europe deux nations qui seront redoutables ; l’une parce qu’elle sera victorieuse, l’autre parce qu’elle sera vaincue. (Sensation.)

M. Le Chef du pouvoir exécutif. — C’est vrai !

M. Dufaure, ministre de la justice. — C’est très vrai !

M. Victor Hugo. — De ces deux nations, l’une, la victorieuse, l’Allemagne, aura l’empire, la servitude, le joug soldatesque, l’abrutissement de la caserne, la discipline jusque dans les esprits, un parlement tempéré par l’incarcération des orateurs… (Mouvement.)

Cette nation, la nation victorieuse, aura un empereur de fabrique militaire en même temps que de droit divin, le césar byzantin doublé du césar germain ; elle aura la consigne à l’état de dogme, le sabre fait sceptre, la parole muselée, la pensée garrottée, la conscience agenouillée ; pas de tribune ! pas de presse ! les ténèbres !

L’autre, la vaincue, aura la lumière. Elle aura la liberté, elle aura la République ; elle aura, non le droit divin, mais le droit humain ; elle aura la tribune libre, la presse libre, la parole libre, la conscience libre, l’âme haute ! Elle aura et elle gardera l’initiative du progrès, la mise en marche des idées nouvelles et la clientèle des races opprimées ! (Très bien ! très bien !) Et pendant que la nation victorieuse, l’Allemagne, baissera le front sous son lourd casque de horde esclave, elle, la vaincue sublime, la France, elle aura sur la tête sa couronne de peuple souverain. {Mouvement.)

Et la civilisation, remise face à face avec la barbarie, cherchera sa voie entre ces deux nations, dont l’une a été la lumière de l’Europe et dont l’autre en sera la nuit.

De ces deux nations, l’une triomphante et sujette, l’autre vaincue et souveraine, laquelle faut-il plaindre ? Toutes les deux. (Nouveau mouvement.)

Permis à l’Allemagne de se trouver heureuse et d’être fière avec deux provinces de plus et la liberté de moins. Mais nous, nous la plaignons ; nous la plaignons de cet agrandissement, qui contient tant d’abaissement, nous la plaignons d’avoir été un peuple et de n’être plus qu’un empire. (Bravo ! bravo !)

Je viens de dire : l’Allemagne aura deux provinces de plus. — Mais ce n’est pas fait encore, et j’ajoute : — cela ne sera jamais fait. Jamais, jamais ! Prendre n’est pas posséder. Possession suppose consentement. Est-ce que la Turquie possédait Athènes } Est-ce que l’Autriche possédait Venise ? Est-ce que la Russie possède Varsovie ? (Mouvement.) Est-ce que l’Espagne possède Cuba ? Est-ce que l’Angleterre possède Gibraltar ? (umeurs diverses.) De fait, oui ; de droit, non ! (Bruit.)

Voix à droite. — Ce n’est pas la question !

M. Victor Hugo. — Comment, ce n’est pas la question !