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Atticus, Cicéron demandait aux dieux bienfaisants, pour devenir insensible aux malheurs qui l’accablaient ; c’était elle que regrettait ce Grec lorsqu’on l’eut guéri ; lui qui, auparavant, assis tout seul au théâtre des journées entières, riait, applaudissait, trépignait, parce qu’il s’imaginait voir jouer devant lui les plus belles pièces du monde, bien qu’il n’en fût rien en réalité. Au demeurant notre homme se comportait sagement aux choses de la vie ; bon ami, bon époux, bon maître, il n’entrait pas en fureur pour une bouteille décachetée. Lorsque sa famille, à force de remèdes, l’eut rendu à la raison : « Ô mes amis, dit-il, en m’arrachant à mon rêve heureux vous m’avez fait mourir ! Vous ne m’avez pas guéri, vous m’avez enlevé la plus douce des illusions ! » Et cet homme avait raison ; ceux-là seuls étaient dans l’erreur et méritaient de boire l’ellébore, qui avaient considéré comme un mal justiciable de la médecine son heureuse et paisible folie.

Remarquez que je n’ai jamais prétendu qu’il fallait donner indistinctement le nom de démence à toutes les aberrations des sens et de l’esprit. Qu’un homme ait la berlue, qu’il prenne un mulet pour un âne, et admire comme un chef-d’œuvre une méchante rapsodie ; on ne peut dire qu’il est en démence. Au lieu qu’on pourra l’affirmer sans scrupule d’un homme qui, trompé non-seulement par ses sens mais encore par son jugement, vit dans une sphère d’illusions qui lui est particulière ; tel serait, par exemple, l’individu qui, aux braiments d’un âne, affirmerait en-