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Mais les énumérer tous ne serait-ce pas vouloir compter les grains de sable de la mer ? Par quels crimes l’homme s’est attiré un semblable sort ; quel Dieu en courroux l’a fait naître dans cette vallée de larmes, je n’ai pas à vous l’expliquer maintenant. Toujours est-il que, pour peu qu’on y réfléchisse, on serait tenté de suivre l’exemple des Milésiennes et de chercher des consolations dans la mort.

Mais vous êtes-vous jamais demandé quels étaient les hommes qui mettaient fin à leurs dégoûts par le suicide ? Ce ne sont autres que ces prétendus sages dont nous venons de parler. Sans nous arrêter aux Diogène, aux Xénocrate, aux Caton, aux Cassius et aux Brutus, je veux vous citer seulement Chiron, qui pouvait jouir de l’immortalité et préféra la mort. Vous voyez déjà d’ici ce qui arriverait si la sagesse s’emparait de tous les hommes ; bientôt la terre serait déserte, et il faudrait un nouveau Prométhée pour modeler de nouvelles statues. Heureusement que j’interviens dans tout ceci ; je distribue aux uns l’ignorance ou l’étourderie, aux autres l’espérance ou la paillardise ! Bref, je me montre si libérale que, bien loin de vouloir quitter la vie, lorsque la Parque arrive au bout de son fil et que la vie les quitte, presque tous invoquent, pour se rattacher à elle de toute leur énergie, les raisons mêmes qui devraient les engager à la quitter. Grâce à moi, on voit ces vieux Nestors, qui ont à peine encore forme humaine, bégayant, radotant, brèche-dents, blanchis ou chauves, et, pour emprunter le reste de ma description à Aristophane, sordides, cassés,