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XXIX
PRÉFACE


V


J’ai vu un soir Nelligan en pleine gloire. C’était au Château Ramesay, à l’une des dernières séances publiques de l’École Littéraire. Je ne froisserai, j’espère, aucun rival en disant que le jeune éphèbe eut les honneurs de cette soirée. Quand, l’œil flambant, le geste élargi par l’effort intime, il clama d’une voix passionnée sa Romance du vin, une émotion vraie étreignit la salle, et les applaudissements prirent la fureur d’une ovation. Hélas ! six mois après, le triomphateur subissait la suprême défaite, et l’École Littéraire elle-même s’en allait, désorganisée et expirante.

Je ne songe jamais au héros tombé sans regretter la décadence de ce cénacle d’esprits choisis, tous rayonnant d’une belle jeunesse et d’un ardent amour de l’art, qui montra un instant tant de vitalité et fit concevoir de si hauts espoirs. Nous y voyions le signal attendu de notre réveil artistique, l’aube d’une renaissance littéraire dans notre pays, l’effort décisif pour soulever l’étendard sacré au dessus de nos prosaïsmes vulgaires, peut-être l’avenir du parler de France sur les lèvres de nos enfants. En fait, les succès, l’influence grandissante de l’œuvre, justifiaient nos prévisions. Elle avait connu la petitesse et l’obscurité des débuts. Quatre ou cinq camarades, frais émoulus de rhétorique, en avaient jeté les bases en comité intime. Louvigny de Montigny, ce gai dilettante qui a toujours eu le tempérament d’un Mécène avec la bourse d’un Diogène, les réunissait chez lui et était par son entrain l’âme de leurs ébats. On voyait là, s’il m’en souvient, Joseph Melançon, le rêveur paisible et le rimeur délicat qui a troqué depuis le carquois d’Apollon pour les canons de la Sainte Église ; Gustave Comte, qui, dans le travail, inscrit au règlement, de l’épluchement des confrères, se for-