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XX
ÉMILE NELLIGAN

C’est la mélancolie qui émane des choses, et qui rend leur contact cuisant et douloureux :

Pour ne pas voir choir les roses d’automne
Cloître ton cœur mort en mon cœur tué.
Vers des soirs souffrants mon deuil s’est rué
Parallèlement au mois monotone.

Le carmin pâli de la fleur détonne
Dans le bois dolent de roux ponctué.
Pour ne pas voir choir les roses d’automne
Cloître ton cœur mort en mon cœur tué.
 
Là-bas, les cyprès ont l’aspect atone :
À leur ombre on est vite habitué.
Sous terre un lit frais s’ouvre situé,
Nous y dormirons tous deux, ma mignonne,

Pour ne pas voir choir les roses d’automne.

C’est la duperie de la joie elle-même, par laquelle l’âme cherche en vain à tromper sa douleur intime :

Pendant que tout l’azur s’étoile dans la gloire,
Et qu’un hymne s’entonne au renouveau doré,
Sur le jour expirant je n’ai donc pas pleuré,
Moi qui marche à tâtons dans ma jeunesse noire !

Je suis gai ! je suis gai ! Vive le soir de mai !
Je suis follement gai, sans être pourtant ivre !…
Serait-ce que je suis enfin heureux de vivre ?
Enfin mon cœur est-il guéri d’avoir aimé ?

Les cloches ont chanté ; le vent du soir odore…
Et pendant que le vin ruisselle à joyeux flots,
Je suis si gai, si gai, dans mon rire sonore,
Oh ! si gai, que j’ai peur d’éclater en sanglots !

Ainsi, toute cette poésie n’est qu’un reflet de l’universelle souffrance, un écho du Vanitas vanitatum antique, mais singulièrement aigri par l’outrance d’une sensibilité toute moderne. Et comment donc la disais-je étrangère à toute philosophie ? La souffrance n’est-elle pas le grand fait, la grande loi humaine ? Dans la plainte âpre et désolée qui siffle entre ces strophes, il y a tout Schopenhauer, tout Job aussi, l’auteur le plus pessimiste qui soit au monde, et le moins lu, après Baruch.