Page:Émile Nelligan et son œuvre.djvu/20

Cette page a été validée par deux contributeurs.
IV
ÉMILE NELLIGAN

désintéressé puisqu’il s’adresse à un mort, et qui est, avant tout, une justice tardive. Car ce mort, très assurément, mérite de revivre. Cette vocation littéraire, l’éclosion spontanée de ce talent, la valeur de cette œuvre, tout inachevée qu’elle demeure, tiennent pour moi du prodige. J’ose dire qu’on chercherait en vain dans notre Parnasse présent et passé une âme douée au point de vue poétique comme l’était celle de cet enfant de dix-neuf ans. Sans doute, tous ces beaux dons ont fleuri à peine, mais ils furent riches de couleur et de sève dans leur épanouissement hâtif. En admettant que l’homme et l’œuvre ne soient qu’une ébauche, il faut affirmer que c’est une ébauche de génie.

Je voudrais étudier les éléments divers dont se formait ce talent primesautier et inégal, rechercher ses sources d’inspiration, démêler dans cette œuvre la part de la création originale et celle de l’imitation, caractériser la langue, le tour et le rythme de cette poésie souvent déconcertante.

Mais d’abord, j’évoque en esprit l’intéressante figure du poète lui-même, et je revois ce type extraordinaire et curieux que fut Émile Nelligan.

Une vraie physionomie d’esthète : une tête d’Apollon rêveur et tourmenté, où la pâleur accentuait le trait net, taillé comme au ciseau dans un marbre. Des yeux très noirs, très intelligents, où rutilait l’enthousiasme ; et des cheveux, oh ! des cheveux à faire rêver, dressant superbement leur broussaille d’ébène, capricieuse et massive, avec des airs de crinière et d’auréole. Et pour le dire en passant, c’était déjà une singularité que cette chevelure, à notre époque où la génération des poètes chauves remplace partout la race éteinte des poètes chevelus. Nelligan, lui, se rattachait nettement, par ce côté du moins, aux romantiques de vieille roche, et sur le seul visa de sa tête, on l’eût admis d’emblée, en 1830, parmi les claqueurs d’Hernani.

Dans l’attitude, une fierté, d’où la pose n’était pas absente, cambrait droit le torse élégant, solennisait le mouvement et le geste, donnait au front des rehaussements inspirés et à l’œil des éclairs apocalyptiques ; — à moins que, se retrouvant simplement lui-même, le jeune dieu ne redevînt le bon enfant, un peu timide, un peu négligé dans sa tenue, un peu gauche et embarrassé de ses quatre membres.