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Tous n’en veulent qu’à lui, mais son âme plus fière,
Ne daigne contre eux tous s’armer que de poussière.
À peine il la répand qu’une commune erreur,
D’eux tous, l’un contre l’autre, anime la fureur ;
Ils s’entr’immolent tous au commun adversaire,
Tous pensent le percer quand ils percent leur frère,
Leur sang partout regorge, et Jason, au milieu,
Reçoit ce sacrifice en posture d’un dieu.

Et de même dans Racine, mélodieux plutôt qu’harmonieux, flattant l’oreille par le nombre savamment observé et ingénieusement inventé, plutôt que peignant par les sons, cependant on trouve, sans bien chercher, des vers sonores dont les sonorités ont un sens, donnant une impression de grandeur, de triomphe ou d’immense désolation :

Lorsque de notre Crète il traversa les flots,
Digne sujet des vœux des filles de Minos,

. . . . . . . . . . . . . . .

Et la Crète fumant du sang du Minotaure,

. . . . . . . . . . . . . . .

Dans l’Orient désert quel devint mon ennui !

Et si vous me dites qu’à faire ainsi, l’on finit par dénaturer le poète, l’on finit par ne plus chercher en lui que le musicien et par ne plus le trouver poète quand il ne fait plus de la musique ; je vous répondrai que, quand on commence à sentir cela, on doit faire taire l’orchestre comme on éteint une lampe ; qu’on doit cesser de lire tout haut et recommencer à lire tout bas et que, de même que pour saisir l’idée et s’en pénétrer on doit d’abord lire tout bas, de même,