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moment n’existe que pour ceux qui sont plus âgés et qui sont doués d’une certaine faculté d’observation et de mémoire ; mais ceux-ci goûtent des plaisirs beaucoup plus vifs, étant encore capables de s’abandonner, l’étant surtout de comparer le roman à la vie et d’éprouver des sensations d’admiration très vive quand ils estiment que le roman a copié la vie avec sûreté ou plutôt l’a déformée de manière à accuser plus vigoureusement ses traits caractéristiques.

Une des plus fortes parmi ces sensations est celle-ci : voir dans le roman ce qu’on avait vu dans la vie, mais le voir d’une façon plus nette et plus accusée. La connaissance que nous avions d’un caractère est juste sans doute, mais elle est générale ; elle est d’ensemble et par conséquent elle est flottante encore ; ce qui nous ravit, c’est d’avoir retrouvé dans le roman cette même connaissance sous un rayon plus vif qui fait sortir les traits de détail, qui met en relief les particularités significatives et qui nous fait dire : « Comme c’est vrai ! J’avais entrevu cela, je ne l’avais pas vu ; j’en avais l’intuition, je n’en avais pas pris possession. » Le roman, s’il est bon, nous aide à capter la vie elle-même qui nous fuyait, qui échappait à demi à nos prises nonchalantes.

La lecture est ainsi faite de ce que nous savons, de ce que nous apprenons et de ce que nous n’apprenons que parce que nous le savions déjà