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si délicieuse qu’il faut user de violence pour nous arracher au pays où il croît, pour nous faire rentrer dans nos vaisseaux et nous obliger à ramer.

Il n’y a nul doute à cet égard. Il faut s’armer de sagesse même contre les passions les plus innocentes, parce qu’il n’y a pas de passions innocentes, et même en parlant de la lecture il faut dire :

Le sage qui la suit, prompt à se modérer,
Sait boire dans sa coupe et ne pas s’enivrer

Aussi bien chacun sent qu’il y a un art de lire et, si la lecture n’offrait aucun danger, il n’y aurait pas besoin d’art pour s’y livrer.

En revanche, la lecture, certaines précautions prises, est un des moyens de bonheur les plus éprouvés. Elle conduit au bonheur, parce qu’elle conduit à la sagesse et elle conduit à la sagesse parce qu’elle en vient et que c’est son pays même, où naturellement elle aime à mener ses amis. J’ai mon vieillard du Galése ; je l’ai eu du moins, car il m’a précédé au rendez-vous universel. Il était avoué en province. La cinquantaine venue, il vendit son étude et se retira, mais non pas au bord d’un cours d’eau et pour y cultiver les fleurs ; il se retira à la Bibliothèque nationale. Il y passait six heures ou huit heures par jour, selon les saisons. Il avait été attiré à Paris pour deux raisons : parce que, disait-il, c’est la seule ville où la vie intellectuelle et artistique soit à très bon marché ; et parce que c’est la seule ville où l’on vous permette de ne pas appartenir à un parti