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impressions que vous avez eues à une première lecture ; elles ont laissé leurs « traces », comme dit Malebranche ; vous creusez fatalement dans le même sillon.

Il faut qu’à un moment donné — lequel ? celui-là même où vous vous apercevez de la monotonie de vos sensations — vous vous avisiez de vous demander : « Qu’en pense un tel ? » Quand vous saurez ce qu’en pense un tel, vous serez préparé pour un nouveau voyage ; non, pour le même, mais avec une autre façon de voir. Les médecins appellent un confrère en consultation, non parce qu’ils se défient d’eux-mêmes, non parce qu’ils croient que leur confrère est plus habile qu’eux ; ils ne le croient jamais ; mais par crainte de persévérer dans un diagnostic faux, à cause de l’influence que garde sur nous une première impression ou une première idée. Ils changent d’air.

Donc ne jamais lire le critique d’un auteur avant l’auteur lui-même ; ne jamais relire un auteur qu’après avoir lu un ou plusieurs critiques de cet auteur, voilà, je crois, la bonne méthode de lecture et de relecture.

D’autre part, lire l’historien littéraire avant l’auteur est à peu près indispensable ; mais il ne l’est plus de lire l’historien littéraire après avoir lu l’auteur ; ce n’est plus qu’un peu utile, quelquefois, selon les cas, pour vérifier telle concordance, le plus souvent pour se rappeler tel renseignement, donné par l’historien, que l’on sent qui nous fuit.