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visages renfrognés et qui le sont parce qu’il a voulu qu’ils le soient. C’est une volonté de puissance.

Et enfin, peut-être surtout, le pococurantisme est un désir de se rendre témoignage à soi-même que l’on n’est pas dupe. De même que l’honnête homme est satisfait d’avoir vu clair dans le manège d’un charlatan et de n’être pas tombé dans ses pièges, de même le pococurante considère les artistes, les auteurs, les poètes et les jolies femmes comme des thaumaturges et faiseurs de prestiges qui empaument adroitement l’humanité. L’humanité soit, mais non pas lui. On n’a pas raison de lui si facilement. Il sait se défendre ; il n’a même pas besoin de se défendre ; il est inaccessible ; il voit clair dans le jeu et on ne lui en donne pas à garder. La satisfaction de n’être pas dupe se mesure à l’horreur que l’on a de l’être et cette horreur est infinie chez quelques hommes.

La Bruyère a très bien indiqué pourquoi l’on a honte de pleurer au théâtre, tandis que l’on n’a point honte d’y rire : « Est-ce une peine que l’on sent à laisser voir que l’on est tendre, et à marquer quelque faiblesse surtout en un sujet faux et dont il semble que l’on soit là dupe ? » Assurément c’est cela, tandis que, pour ce qui est de rire, on s’y laisse aller plus facilement parce qu’on est moins dupe et l’on fait moins figure de dupe en riant qu’en pleurant, le rire vous laissant toute liberté d’esprit et les pleurs marquant qu’on l’a perdue, et qu’on est pénétré jusqu’au fond et possédé par le sujet et par l’auteur.