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COMPLOT DE PÉPIN LE BOSSU

Comme elles étaient très belles et qu’il les aimait beaucoup, il n’en voulut — on peut s’en étonner — donner aucune en mariage à qui que ce fût, pas plus à quelqu’un des siens qu’à un étranger[1] ; il les garda toutes auprès de lui dans sa maison jusqu’à sa mort, disant qu’il ne pouvait se passer de leur société. Et, heureux par ailleurs, il dut à cette conduite d’éprouver la malignité du sort[2]. Mais il dissimula son infortune comme si rien n’en avait transpiré, pas même le soupçon du moindre déshonneur[3].

[20.] Il avait eu d’une concubine[4] un fils nommé Pépin, dont je n’ai pas encore parlé, agréable de figure, mais bossu[5]. Simulant une maladie, tandis que son père, en lutte avec les Huns, hivernait en Bavière, il complota contre lui avec quelques Francs de la noblesse, qui l’avaient gagné à leur cause en lui promettant la couronne. Ces manœuvres ayant été découvertes et les rebelles ayant été condamnés, le roi l’autorisa à recevoir la tonsure au couvent de Prüm et, selon le désir qu’il avait exprimé, à s’y consacrer à la vie religieuse[6].

  1. Cet alinéa répond à ceux où Suétone parle des mariages qu’Auguste a fait contracter à sa fille et à ses petites-filles (lxiii et lxiv, 1). Il faut d’ailleurs remarquer que le parti pris de Charlemagne de ne point marier ses filles n’était pas aussi strict qu’Éginhard l’affirme, puisqu’il nous a signalé lui-même quelques lignes plus haut que Rotrude avait été fiancée à l’empereur Constantin VI.
  2. Si Éginhard se permet cette allusion à l’inconduite des filles de Charlemagne, c’est que Suétone n’a pas omis de rappeler (Vie d’Auguste, lxv, 1) la fureur avec laquelle Auguste, de son côté, châtia l’inconduite de sa fille et de l’aînée de ses petites-filles : Éginhard a saisi avec empressement l’occasion qui s’offrait à lui d’établir avec le grand empereur romain, même en ces matières épineuses, un parallèle qu’il jugeait en fin de compte flatteur pour son émule franc, lequel sut, lui, dissimuler son chagrin d’une très digne façon. La périphrase habile dont il se sert pour évoquer discrètement les scandales de la cour est inspirée du même passage de Suétone (« sed laetum eum atque fidentem et subole et disciplina domus Fortuna destituit »).
  3. On sait que Rotrude eut du comte du Maine Rorgon un fils nommé Louis, qui devint abbé de Saint-Denis, et que Berthe eut du poète Angilbert plusieurs enfants, parmi lesquels l’historien Nithard.
  4. Dans son Histoire des évêques de Metz, qu’Éginhard avait entre les mains, Paul Diacre a donné le nom de cette maîtresse dont Charlemagne avait eu un fils antérieurement à son premier mariage : « Habuit tamen ante legale connubium ex Himiltrude nobili puella filium nomine Pippinum » (Monumenta Germaniae, Scriptores, t. II, p. 265).
  5. Il est, pour cette raison, connu dans l’histoire sous le nom de Pépin le Bossu. Sa révolte se place en 792.
  6. Pour ce paragraphe — et en partie pour les suivants — Éginhard a fait de fréquents emprunts aux Annales royales, 2e rédaction, ann. 792 : « … Is (Carolus rex) tunc apud Reginum Baioariae civitatem, in qua hiemaverat, residebat… Rege vero ibidem aestatem agente facta est contra illum conjuratio a filio suo majore nomine Pippino et quibusdam Francis qui se crudelitatem Fastradae reginae ferre non posse adseverabant atque ideo in necem regis conspiraverant. Quae cum per Fardulfum Langobardum detecta fuisset… auctores… conjurationis… partim gladio caesi, partim patibulis suspensi… Rex autem propter bellum cum Hunis susceptum in Baioaria sedens, etc. » (éd. Kurze, p. 91 et 93). Comme toujours, nous soulignons, en les imprimant en italiques, les expressions textuellement reproduites par Éginhard. — Il est facile de voir, par la simple comparaison des deux textes, que c’est pour avoir lu trop rapidement les Annales qu’Éginhard place en hiver — et non en été — la rébellion de Pépin.