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qui ne la lui rappelaient pas. D’ailleurs, ayant laissé s’affaiblir les croyances intellectuelles de sa jeunesse, et son scepticisme d’homme du monde ayant à son insu pénétré jusqu’à elles, il pensait (ou du moins il avait si longtemps pensé cela qu’il le disait encore) que les objets de nos goûts n’ont pas en eux une valeur absolue, mais que tout est affaire d’époque, de classe, consiste en modes, dont les plus vulgaires valent celles qui passent pour les plus distinguées. Et comme il jugeait que l’importance attachée par Odette à avoir des cartes pour le vernissage n’était pas en soi quelque chose de plus ridicule que le plaisir qu’il avait autrefois à déjeuner chez le prince de Galles, de même, il ne pensait pas que l’admiration qu’elle professait pour Monte-Carlo ou pour le Righi fût plus déraisonnable que le goût qu’il avait, lui, pour la Hollande qu’elle se figurait laide et pour Versailles qu’elle trouvait triste. Aussi, se privait-il d’y aller, ayant plaisir à se dire que c’était pour elle, qu’il voulait ne sentir, n’aimer qu’avec elle.

Comme tout ce qui environnait Odette et n’était en quelque sorte que le mode selon lequel il pouvait la voir, causer avec elle, il aimait la société des Verdurin. Là, comme au fond de tous les divertissements, repas, musique, jeux, soupers costumés, parties de campagne, parties de théâtre, même les rares « grandes soirées » données pour les « ennuyeux », il y avait la présence d’Odette, la vue d’Odette, la conversation avec Odette, dont les Verdurin faisaient à Swann, en l’invitant, le don inestimable ; il se plaisait mieux que partout ailleurs dans le « petit noyau », et cherchait à lui attribuer des mérites réels, car il s’imaginait ainsi que par goût il le fréquenterait toute sa vie. Or, n’osant pas se dire, par peur de ne pas le croire, qu’il aimerait toujours Odette, du moins en cherchant à sup-