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soudaine amitié. Mais, en revanche ceux qui, comme Swann, avaient ces goûts, mais n’en parlaient pas, la laissaient froide. Sans doute elle était obligée d’avouer que Swann ne tenait pas à l’argent, mais elle ajoutait d’un air boudeur : « Mais lui, ça n’est pas la même chose » ; et en effet, ce qui parlait à son imagination, ce n’était pas la pratique du désintéressement, c’en était le vocabulaire.

Sentant que souvent il ne pouvait pas réaliser ce qu’elle rêvait, il cherchait du moins à ce qu’elle se plût avec lui, à ne pas contrecarrer ces idées vulgaires, ce mauvais goût qu’elle avait en toutes choses, et qu’il aimait d’ailleurs comme tout ce qui venait d’elle, qui l’enchantaient même, car c’était autant de traits particuliers grâce auxquels l’essence de cette femme lui apparaissait, devenait visible. Aussi, quand elle avait l’air heureux parce qu’elle devait aller à la Reine Topaze, ou que son regard devenait sérieux, inquiet et volontaire, si elle avait peur de manquer la fête des fleurs ou simplement l’heure du thé, avec muffins et toasts, au « Thé de la Rue Royale » où elle croyait que l’assiduité était indispensable pour consacrer la réputation d’élégance d’une femme, Swann, transporté comme nous le sommes par le naturel d’un enfant ou par la vérité d’un portrait qui semble sur le point de parler, sentait si bien l’âme de sa maîtresse affleurer à son visage qu’il ne pouvait résister à venir l’y toucher avec ses lèvres. « Ah ! elle veut qu’on la mène à la fête des fleurs, la petite Odette, elle veut se faire admirer, eh bien, on l’y mènera, nous n’avons qu’à nous incliner. » Comme la vue de Swann était un peu basse, il dut se résigner à se servir de lunettes pour travailler chez lui, et à adopter, pour aller dans le monde, le monocle qui le défigurait moins. La première fois qu’elle lui en vit un dans l’œil, elle ne put contenir sa