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DU COTÉ DE CHEZ SWANN

pétales mauves ; et le plaisir qu’il éprouvait déjà et qu’Odette ne tolérait peut-être, pensait-il, que parce qu’elle ne l’avait pas reconnu, lui semblait, à cause de cela — comme il put paraître au premier homme qui le goûta parmi les fleurs du paradis terrestre — un plaisir qui n’avait pas existé jusque-là, qu’il cherchait à créer, un plaisir — ainsi que le nom spécial qu’il lui donna en garda la trace — entièrement particulier et nouveau.

Maintenant, tous les soirs, quand il l’avait ramenée chez elle, il fallait qu’il entrât, et souvent elle ressortait en robe de chambre et le conduisait jusqu’à sa voiture, l’embrassait aux yeux du cocher, disant : « Qu’est-ce que cela peut me faire, que me font les autres ? » Les soirs où il n’allait pas chez les Verdurin (ce qui arrivait parfois depuis qu’il pouvait la voir autrement), les soirs de plus en plus rares où il allait dans le monde, elle lui demandait de venir chez elle avant de rentrer, quelque heure qu’il fût. C’était le printemps, un printemps pur et glacé. En sortant de soirée, il montait dans sa victoria, étendait une couverture sur ses jambes, répondait aux amis qui s’en allaient en même temps que lui et lui demandaient de revenir avec eux qu’il ne pouvait pas, qu’il n’allait pas du même côté, et le cocher partait au grand trot sachant où on allait. Eux s’étonnaient, et de fait, Swann n’était plus le même. On ne recevait plus jamais de lettre de lui où il demandât à connaître une femme. Il ne faisait plus attention à aucune, s’abstenait d’aller dans les endroits où on en rencontre. Dans un restaurant, à la campagne, il avait l’attitude inverse de celle à quoi, hier encore, on l’eût reconnu et qui avait semblé devoir toujours être la sienne. Tant une passion est en nous comme un caractère momentané et différent qui se substitue à l’autre et abolit les signes jusque-là invariables par les-