pour moi d’un prestige royal, d’une arrivée souveraine telle qu’aucune reine véritable n’a pu m’en donner l’impression dans la suite, parce que j’avais de leur pouvoir une notion moins vague et plus expérimentale — emportée par le vol de deux chevaux ardents, minces et contournés comme on en voit dans les dessins de Constantin Guys, portant établi sur son siège un énorme cocher fourré comme un cosaque, à côté d’un petit groom rappelant le « tigre » de « feu Baudenord », je voyais — ou plutôt je sentais imprimer sa forme dans mon cœur par une nette et épuisante blessure — une incomparable victoria, à dessein un peu haute et laissant passer à travers son luxe « dernier cri » des allusions aux formes anciennes, au fond de laquelle reposait avec abandon Mme Swann, ses cheveux maintenant blonds avec une seule mèche grise ceints d’un mince bandeau de fleurs, le plus souvent des violettes, d’où descendaient de longs voiles, à la main une ombrelle mauve, aux lèvres un sourire ambigu où je ne voyais que la bienveillance d’une Majesté et où il y avait surtout la provocation de la cocotte, et qu’elle inclinait avec douceur sur les personnes qui la saluaient. Ce sourire en réalité disait aux uns : « Je me rappelle très bien, c’était exquis ! » ; à d’autres : « Comme j’aurais aimé ! ç’a été la mauvaise chance ! » ; à d’autres : « Mais si vous voulez ! Je vais suivre encore un moment la file et dès que je pourrai je couperai. » Quand passaient des inconnus, elle laissait cependant autour de ses lèvres un sourire oisif, comme tourné vers l’attente ou le souvenir d’un ami et qui faisait dire : « Comme elle est belle ! » Et pour certains hommes seulement elle avait un sourire aigre, contraint, timide et froid et qui signifiait : « Oui, rosse, je sais que vous avez une langue de vipère, que vous ne pouvez pas vous
Page:À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 2.djvu/272
Cette page a été validée par deux contributeurs.