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un signe fabuleux, le plumet bleu de Mademoiselle. Et déjà Gilberte courait à toute vitesse dans ma direction, étincelante et rouge sous un bonnet carré de fourrure, animée par le froid, le retard et le désir du jeu ; un peu avant d’arriver à moi, elle se laissa glisser sur la glace et, soit pour mieux garder son équilibre, soit parce qu’elle trouvait cela plus gracieux, ou par affectation du maintien d’une patineuse, c’est les bras grands ouverts qu’elle avançait en souriant, comme si elle avait voulu m’y recevoir. « Brava ! Brava ! ça c’est très bien, je dirais comme vous que c’est chic, que c’est crâne, si je n’étais pas d’un autre temps, du temps de l’ancien régime, s’écria la vieille dame prenant la parole au nom des Champs-Élysées silencieux pour remercier Gilberte d’être venue sans se laisser intimider par le temps. Vous êtes comme moi, fidèle quand même à nos vieux Champs-Élysées ; nous sommes deux intrépides. Si je vous disais que je les aime, même ainsi. Cette neige, vous allez rire de moi, ça me fait penser à de l’hermine ! » Et la vieille dame se mit à rire.

Le premier de ces jours — auxquels la neige, image des puissances qui pouvaient me priver de voir Gilberte, donnait la tristesse d’un jour de séparation et jusqu’à l’aspect d’un jour de départ, parce qu’il changeait la figure et empêchait presque l’usage du lieu habituel de nos seules entrevues, maintenant changé, tout enveloppé de housses — ce jour fit pourtant faire un progrès à mon amour, car il fut comme un premier chagrin qu’elle eût partagé avec moi. Il n’y avait que nous deux de notre bande, et être ainsi le seul qui fût avec elle, c’était non seulement comme un commencement d’intimité, mais aussi de sa part — comme si elle ne fût venue rien que pour moi par un temps pareil — cela me semblait aussi touchant que si,