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certain âge qui venait par tous les temps, toujours harnachée d’une toilette identique, magnifique et sombre, et pour faire la connaissance de laquelle j’aurais à cette époque sacrifié, si l’échange m’avait été permis, tous les plus grands avantages futurs de ma vie. Car Gilberte allait tous les jours la saluer ; elle demandait à Gilberte des nouvelles de « son amour de mère » ; et il me semblait que si je l’avais connue, j’aurais été pour Gilberte quelqu’un de tout autre, quelqu’un qui connaissait les relations de ses parents. Pendant que ses petits-enfants jouaient plus loin, elle lisait toujours les Débats qu’elle appelait « mes vieux Débats » et, par genre aristocratique, disait en parlant du sergent de ville ou de la loueuse de chaises : « Mon vieil ami le sergent de ville », « la loueuse de chaises et moi qui sommes de vieux amis ».

Françoise avait trop froid pour rester immobile, nous allâmes jusqu’au pont de la Concorde voir la Seine prise, dont chacun et même les enfants s’approchaient sans peur comme d’une immense baleine échouée, sans défense, et qu’on allait dépecer. Nous revenions aux Champs-Élysées ; je languissais de douleur entre les chevaux de bois immobiles et la pelouse blanche prise dans le réseau noir des allées dont on avait enlevé la neige, et sur laquelle la statue avait à la main un jet de glace ajouté qui semblait l’explication de son geste. La vieille dame elle-même, ayant plié ses Débats, demanda l’heure à une bonne d’enfants qui passait et qu’elle remercia en lui disant : « Comme vous êtes aimable ! » puis, priant le cantonnier de dire à ses petits enfants de revenir, qu’elle avait froid, ajouta : « Vous serez mille fois bon. Vous savez que je suis confuse ! » Tout à coup l’air se déchira : entre le guignol et le cirque, à l’horizon embelli, sur le ciel entr’ouvert, je venais d’apercevoir, comme