l’artiste sublime, à laquelle Bergotte trouvait du génie, m’aurait, en me faisant connaître quelque chose qui était peut-être aussi important et aussi beau, consolé de n’avoir pas été à Florence et à Venise, de n’aller pas à Balbec. On devait se contenter de m’envoyer chaque jour aux Champs-Élysées, sous la surveillance d’une personne qui m’empêcherait de me fatiguer et qui fut Françoise, entrée à notre service après la mort de ma tante Léonie. Aller aux Champs-Élysées me fut insupportable. Si seulement Bergotte les eût décrits dans un de ses livres, sans doute j’aurais désiré de les connaître, comme toutes les choses dont on avait commencé par mettre le « double » dans mon imagination. Elle les réchauffait, les faisait vivre, leur donnait une personnalité, et je voulais les retrouver dans la réalité ; mais dans ce jardin public rien ne se rattachait à mes rêves.
Un jour, comme je m’ennuyais à notre place familière, à côté des chevaux de bois, Françoise m’avait emmené en excursion — au delà de la frontière que gardent à intervalles égaux les petits bastions des marchandes de sucre d’orge — dans ces régions voisines mais étrangères où les visages sont inconnus, où passe la voiture aux chèvres ; puis elle était revenue prendre ses affaires sur sa chaise adossée à un massif de lauriers ; en l’attendant je foulais la grande pelouse chétive et rase, jaunie par le soleil, au bout de laquelle le bassin est dominé par une statue quand, de l’allée, s’adressant à une fillette à cheveux roux qui jouait au volant devant la vasque, une autre, en train de mettre son manteau et de serrer sa raquette, lui cria, d’une voix brève : « Adieu, Gilberte, je rentre, n’oublie pas que nous venons ce soir chez toi après dîner. » Ce nom de Gilberte passa près de moi,