Page:À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 2.djvu/185

Cette page a été validée par deux contributeurs.

pour étayer sa conviction. Mais quitter Paris pendant qu’Odette y était et même quand elle était absente — car dans des lieux nouveaux où les sensations ne sont pas amorties par l’habitude, on retrempe, on ranime une douleur — c’était pour lui un projet si cruel, qu’il ne se sentait capable d’y penser sans cesse que parce qu’il se savait résolu à ne l’exécuter jamais. Mais il arrivait qu’en dormant, l’intention du voyage renaissait en lui — sans qu’il se rappelât que ce voyage était impossible — et elle s’y réalisait. Un jour il rêva qu’il partait pour un an ; penché à la portière du wagon vers un jeune homme qui sur le quai lui disait adieu en pleurant, Swann cherchait à le convaincre de partir avec lui. Le train s’ébranlant, l’anxiété le réveilla, il se rappela qu’il ne partait pas, qu’il verrait Odette ce soir-là, le lendemain et presque chaque jour. Alors, encore tout ému de son rêve, il bénit les circonstances particulières qui le rendaient indépendant, grâce auxquelles il pouvait rester près d’Odette, et aussi réussir à ce qu’elle lui permît de la voir quelquefois ; et, récapitulant tous ces avantages : sa situation — sa fortune, dont elle avait souvent trop besoin pour ne pas reculer devant une rupture (ayant même, disait-on, une arrière-pensée de se faire épouser par lui) — cette amitié de M. de Charlus qui à vrai dire ne lui avait jamais fait obtenir grand’chose d’Odette, mais lui donnait la douceur de sentir qu’elle entendait parler de lui d’une manière flatteuse par cet ami commun pour qui elle avait une si grande estime — et jusqu’à son intelligence enfin, qu’il employait tout entière à combiner chaque jour une intrigue nouvelle qui rendît sa présence sinon agréable, du moins nécessaire à Odette — il songea à ce qu’il serait devenu si tout cela lui avait manqué, il songea que s’il avait été,