Page:À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 2.djvu/149

Cette page a été validée par deux contributeurs.

vigilant, éperdu, avait l’air, avec une impassibilité militaire ou une foi surnaturelle — allégorie de l’alarme, incarnation de l’attente, commémoration du branle-bas — d’épier, ange ou vigie, d’une tour de donjon ou de cathédrale, l’apparition de l’ennemi ou l’heure du Jugement. Il ne restait plus à Swann qu’à pénétrer dans la salle du concert dont un huissier chargé de chaînes lui ouvrit la porte, en s’inclinant, comme il lui aurait remis les clefs d’une ville. Mais il pensait à la maison où il aurait pu se trouver en ce moment même, si Odette l’avait permis, et le souvenir entrevu d’une boîte au lait vide sur un paillasson lui serra le cœur.

Swann retrouva rapidement le sentiment de la laideur masculine, quand, au delà de la tenture de tapisserie, au spectacle des domestiques succéda celui des invités. Mais cette laideur même de visages, qu’il connaissait pourtant si bien, lui semblait neuve depuis que leurs traits — au lieu d’être pour lui des signes pratiquement utilisables à l’identification de telle personne qui lui avait représenté jusque-là un faisceau de plaisirs à poursuivre, d’ennuis à éviter, ou de politesses à rendre — reposaient, coordonnés seulement par des rapports esthétiques, dans l’autonomie de leurs lignes. Et en ces hommes, au milieu desquels Swann se trouva enserré, il n’était pas jusqu’aux monocles que beaucoup portaient (et qui, autrefois, auraient tout au plus permis à Swann de dire qu’ils portaient un monocle), qui, déliés maintenant de signifier une habitude, la même pour tous, ne lui apparussent chacun avec une sorte d’individualité. Peut-être parce qu’il ne regarda le général de Froberville et le marquis de Bréauté qui causaient dans l’entrée que comme deux personnages dans un tableau, alors qu’ils avaient été longtemps pour lui les amis utiles qui l’avaient présenté au Jockey