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Et il tâchait de lui montrer que l’apaiser, le diriger, le faire travailler, serait une noble tâche à laquelle ne demandaient qu’à se vouer d’autres femmes qu’elle, entre les mains desquelles il est vrai d’ajouter que la noble tâche ne lui eût paru plus qu’une indiscrète et insupportable usurpation de sa liberté. « Si elle ne m’aimait pas un peu, se disait-il, elle ne souhaiterait pas de me transformer. Pour me transformer, il faudra qu’elle me voie davantage. » Ainsi trouvait-il, dans ce reproche qu’elle lui faisait, comme une preuve d’intérêt, d’amour peut-être ; et en effet, elle lui en donnait maintenant si peu qu’il était obligé de considérer comme telles les défenses qu’elle lui faisait d’une chose ou d’une autre. Un jour, elle lui déclara qu’elle n’aimait pas son cocher, qu’il lui montait peut-être la tête contre elle, qu’en tous cas il n’était pas avec lui de l’exactitude et de la déférence qu’elle voulait. Elle sentait qu’il désirait lui entendre dire : « Ne le prends plus pour venir chez moi », comme il aurait désiré un baiser. Comme elle était de bonne humeur, elle le lui dit ; il fut attendri. Le soir, causant avec M. de Charlus avec qui il avait la douceur de pouvoir parler d’elle ouvertement (car les moindres propos qu’il tenait, même aux personnes qui ne la connaissaient pas, se rapportaient en quelque manière à elle), il lui dit :

— Je crois pourtant qu’elle m’aime ; elle est si gentille pour moi, ce que je fais ne lui est certainement pas indifférent.

Et si, au moment d’aller chez elle, montant dans sa voiture avec un ami qu’il devait laisser en route, l’autre lui disait :

— Tiens, ce n’est pas Lorédan qui est sur le siège ?

Avec quelle joie mélancolique Swann lui répondait :

— Oh ! sapristi non ! je te dirai, je ne peux pas prendre Lorédan quand je vais rue La Pérouse.