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dans l’échelle des êtres et pourtant raffinée, plus digne que bien des femmes qu’elle lui fît une place dans son salon. En lui montrant tour à tour des chimères à langues de feu décorant une potiche ou brodées sur un écran, les corolles d’un bouquet d’orchidées, un dromadaire d’argent niellé aux yeux incrustés de rubis qui voisinait sur la cheminée avec un crapaud de jade, elle affectait tour à tour d’avoir peur de la méchanceté, ou de rire de la cocasserie des monstres, de rougir de l’indécence des fleurs et d’éprouver un irrésistible désir d’aller embrasser le dromadaire et le crapaud qu’elle appelait : « chéris ». Et ces affectations contrastaient avec la sincérité de certaines de ses dévotions, notamment à Notre-Dame du Laghet qui l’avait jadis, quand elle habitait Nice, guérie d’une maladie mortelle, et dont elle portait toujours sur elle une médaille d’or à laquelle elle attribuait un pouvoir sans limites. Odette fit à Swann « son » thé, lui demanda : « Citron ou crème ? » et comme il répondit « crème », lui dit en riant : « Un nuage ! » Et comme il le trouvait bon : « Vous voyez que je sais ce que vous aimez. » Ce thé en effet avait paru à Swann quelque chose de précieux comme à elle-même, et l’amour a tellement besoin de se trouver une justification, une garantie de durée, dans des plaisirs qui au contraire sans lui n’en seraient pas et finissent avec lui, que quand il l’avait quittée à sept heures pour rentrer chez lui s’habiller, pendant tout le trajet qu’il fit dans son coupé, ne pouvant contenir la joie que cet après-midi lui avait causée, il se répétait : « Ce serait bien agréable d’avoir ainsi une petite personne chez qui on pourrait trouver cette chose rare, du bon thé. » Une heure après, il reçut un mot d’Odette, et reconnut tout de suite cette grande écriture dans laquelle une affectation de raideur britannique imposait une