Page:À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 2.djvu/13

Cette page a été validée par deux contributeurs.

tête de Swann, sous ses pieds, des coussins de soie japonaise qu’elle pétrissait comme si elle avait été prodigue de ces richesses et insoucieuse de leur valeur. Mais quand le valet de chambre était venu apporter successivement les nombreuses lampes qui, presque toutes enfermées dans des potiches chinoises, brûlaient isolées ou par couples, toutes sur des meubles différents comme sur des autels et qui dans le crépuscule déjà presque nocturne de cette fin d’après-midi d’hiver avaient fait reparaître un coucher de soleil plus durable, plus rose et plus humain — faisant peut-être rêver dans la rue quelque amoureux arrêté devant le mystère de la présence que décelaient et cachaient à la fois les vitres rallumées — elle avait surveillé sévèrement du coin de l’œil le domestique pour voir s’il les posait bien à leur place consacrée. Elle pensait qu’en en mettant une seule là où il ne fallait pas, l’effet d’ensemble de son salon eût été détruit, et son portrait, placé sur un chevalet oblique drapé de peluche, mal éclairé. Aussi suivait-elle avec fièvre les mouvements de cet homme grossier et le réprimanda-t-elle vivement parce qu’il avait passé trop près de deux jardinières qu’elle se réservait de nettoyer elle-même dans sa peur qu’on ne les abîmât et qu’elle alla regarder de près pour voir s’il ne les avait pas écornées. Elle trouvait à tous ses bibelots chinois des formes « amusantes », et aussi aux orchidées, aux catleyas surtout, qui étaient, avec les chrysanthèmes, ses fleurs préférées, parce qu’ils avaient le grand mérite de ne pas ressembler à des fleurs, mais d’être en soie, en satin. « Celle-là a l’air d’être découpée dans la doublure de mon manteau », dit-elle à Swann en lui montrant une orchidée, avec une nuance d’estime pour cette fleur si « chic », pour cette sœur élégante et imprévue que la nature lui donnait, si loin d’elle