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aller, que naguère il n’aurait pu se retenir de baiser au passage sur le visage de sa maîtresse, et qui maintenant l’exaspérait. « Ce n’est pas de la colère, pourtant, se disait-il à lui-même, que j’éprouve en voyant l’envie qu’elle a d’aller picorer dans cette musique stercoraire. C’est du chagrin, non pas certes pour moi, mais pour elle ; du chagrin de voir qu’après avoir vécu plus de six mois en contact quotidien avec moi, elle n’a pas su devenir assez une autre pour éliminer spontanément Victor Massé ! Surtout pour ne pas être arrivée à comprendre qu’il y a des soirs où un être d’une essence un peu délicate doit savoir renoncer à un plaisir, quand on le lui demande. Elle devrait savoir dire « je n’irai pas », ne fût-ce que par intelligence, puisque c’est sur sa réponse qu’on classera une fois pour toutes sa qualité d’âme. » Et s’étant persuadé à lui-même que c’était seulement en effet pour pouvoir porter un jugement plus favorable sur la valeur spirituelle d’Odette qu’il désirait que ce soir-là elle restât avec lui au lieu d’aller à l’Opéra-Comique, il lui tenait le même raisonnement, au même degré d’insincérité qu’à soi-même, et même, à un degré de plus, car alors il obéissait aussi au désir de la prendre par l’amour-propre.

— Je te jure, lui disait-il, quelques instants avant qu’elle partît pour le théâtre, qu’en te demandant de ne pas sortir, tous mes souhaits, si j’étais égoïste, seraient pour que tu me refuses, car j’ai mille choses à faire ce soir et je me trouverai moi-même pris au piège et bien ennuyé si contre toute attente tu me réponds que tu n’iras pas. Mais mes occupations, mes plaisirs, ne sont pas tout, je dois penser à toi. Il peut venir un jour où me voyant à jamais détaché de toi tu auras le droit de me reprocher de ne pas t’avoir avertie dans les minutes décisives où je sentais que j’allais porter sur toi