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BULLETIN MUNICIPAL

d’épopée héroïques, et sauf quelques échappées coloniales, plus d’aventure et d’imprévu ; la force individuelle prise dans un immense engrenage dont la régularité semble faire surtout la force, et comme première vertu, la discipline. Vous êtes saisis et façonnés par la guerre, et vous ne savez pas, nul ne sait, si c’est la guerre qui tranchera les problèmes : les peuples s’observent et hésitent, ils sentent tous, avec une précision que n’a point connue le passé, qu’une responsabilité terrible pèse sur eux, et, si la crise suprême éclate, ce ne sera pas l’élan chevaleresque et étourdi des volontés individuelles ou même ces passions nationales, mais la puissance sombre, et pour ainsi dire, la nuée du destin, sans autre éclair que la grandeur du sacrifice. Et, dans la vie, vous verrez que les formes accoutumées d’activité individuelle sont éliminées peu à peu et que c’est sous forme collective que semble devoir s’exercer tous les jours davantage la grande action.

Vous verrez dans l’ordre politique, que les partis ne sont plus, comme au temps des doctrinaires, des groupes distingués et hautains, mais des masses compactes qui n’ont presque plus de chefs, même quand elles semblent avoir des passagères idéales[sic], qui ne voient guère dans les volontés individuelles les plus hautes que des instruments de choix et qui pèsent sur elles d’un poids très lourd, soit pour obtenir la satisfaction immédiate d’intérêts particuliers, soit pour réaliser, de façon presque mécanique et impersonnelle, les vastes programmes élaborés par des collectivités puissantes.

Vous verrez dans l’ordre économique et industriel que les vicissitudes de la production, de la spéculation et du progrès même dans le monde entier, pèsent d’un poids grandissant sur les entreprises et les destinées individuelles ; vous verrez aussi se multiplier les sociétés, les groupements anonymes, les associations, les syndicats, les ligues, les fédérations ; vous verrez aux deux pôles du monde social, du côté de la richesse acquise et du côté du travail quotidien, se former peu à peu d’immenses groupements, d’immenses concentrations d’intérêts distincts, rivaux peut-être, qui s’envoient tantôt des défis retentissants, tantôt de vagues appels de rhétorique fraternelle. Partout, les individualités humaines sont engagées et entraînées dans de vastes ensembles ; partout les énergies individuelles sont comme prises dans un mécanisme d’acier.

Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? Et que sortira-t-il de ce mouvement ? Je n’ai point à le dire ici. Les uns croient que la disparition des anciennes formes de l’activité individuelle est un péril presque mortel et que l’activité individuelle elle-même y périra. Les autres pensent, au contraire, qu’en poussant jusqu’au bout de ses conséquences ce mouvement d’association et de groupement, on trouvera des garanties nouvelles, plus efficaces et plus étendues, par l’activité individuelle, par le développement individuel de tous. Les uns et les autres sont sincères et l’avenir décidera entre eux. Mais il y a un point sur lequel tous sont et doivent être d’accord et ici et ailleurs : c’est que, plus les conditions accoutumées de l’activité individuelle sont parallèles à la marche des faits et menacées peut-être par l’approche d’une crise, plus les solitudes extérieures qui entouraient et protégeaient quelques individualités sont comme piétinées et foulées, plus il importe aussi, jeunes gens, que vous sachiez créer en vous-mêmes, dans vos consciences et dans votre esprit, des individualités énergiques et résistantes. Il faut que vous appreniez à dire « moi », non par les témérités de l’indiscipline ou de l’orgueil, mais par la force de la vie intérieure. Il faut que, par un surcroît d’efforts et par l’exaltation de toutes vos passions nobles, vous amassiez en votre âme des trésors inviolables. Il faut que vous vous arrachiez parfois à tous les soucis extérieurs, à toutes les nécessités extérieures, aux examens de métier, à la société elle-même, pour retrouver en profondeur la pleine solitude et la pleine liberté ; il faut, lorsque vous lisez les belles pages de grands écrivains et les beaux vers des grands poètes, que vous vous pénétriez à fond et de leur inspiration et du détail même de leur mécanisme ; qu’ainsi leur beauté entre en vous par tous les sens et s’établisse dans toutes vos facultés ; que leur musique divine soit en vous, qu’elle soit vous-mêmes ; qu’elle se confonde avec les pulsations les plus larges et les vibrations les plus délicates de votre être et qu’à travers la société quelle qu’elle soit, vous portiez toujours en vous l’accompagnement sublime des chants immortels. Il faut, lorsque vous étudiez les propriétés du cercle, de la sphère et des sections coniques, que vous vous sentiez frères par l’esprit d’Euclide et d’Archimède et que, comme eux, vous voyiez avec ravissement se développer le monde idéal des figures et des proportions dont les harmonies enchanteresses se retrouvent ensuite dans le monde réel. Il faut, lorsque vous étudiez en physiciens, par l’observation et le calcul, la subtilité et la complexité mobile des forces, que vous sentiez le prestige de l’univers, relativement stable et toujours mouvant, tremblotant et éternel et que votre conception positive des choses s’élargisse dans le mystère et dans le rêve comme ces horizons des soirs d’été où la lumière s’éteint, où l’éclair s’allume et où l’œil même croit démêler les subtiles mutations des forces dans l’infini mystérieux.

Alors, jeunes gens, vous aurez développé en vous la seule puissance qui ne passera pas, la puissance de l’âme ; alors vous serez haussés au-dessus de toutes les nécessités, de toutes les fatalités et de la société elle-même, en ce qu’elle aura toujours de matériel et de brutal. Alors, dans les institutions extérieures, en quelque manière que l’avenir les transforme, vous ferez passer la liberté et la fierté de vos âmes. Et, de quelque façon qu’elle soit aménagée, vous ferez jaillir dans la vieille forêt humaine, l’immortelle fraîcheur des sources ».


(applaudissements très vifs).

M. le Maire. — Après Albi et le Tarn, Toulouse et la Haute Garonne ont été honorés par Jean Jaurès qui y fit entendre sa grande voix. Son élection nouvelle à la Chambre, comme Député de Carmaux, priva notre Ville de sa précieuse présence.

Mais Jaurès franchissait les limites provinciales. Il appartenait déjà à la Nation et malgré toutes les critiques, les calomnies les plus basses, poursuivant une tâche qu’il s’était assignée sans en méconnaître les dangers, il s’acheminait vers un destin dont il avait la prémonition et tombait, le 31 Juillet 1914, sous les coups de Villain.

À l’occasion du Centenaire de sa naissance, notre Municipalité a voulu lui rendre hommage par la tenue de cette séance solennelle.

Nous déposerons une gerbe devant sa stèle au Square Général de Gaulle et inaugurerons l’exposition Jean Jaurès dont Monsieur le Maire de Castres et Monsieur le Conservateur Poulain nous ont autorisés à transférer les richesses au Musée des Augustins.

Je veux au nom de mes Collègues et en mon nom personnel les remercier de cette bienveillance.