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BULLETIN MUNICIPAL

horizon fermé qui se déplace et qui ne s’ouvre que par des éclairs.

Dès lors, par une sorte d’imitation involontaire et instinctive du grand homme tombé, tous les jeunes gens qui pensaient, qui rêvaient, qui, eux aussi, voulaient vivre d’une vie illimitée, s’imaginaient que pour conquérir et remplir l’univers, il faut d’abord s’enfermer en soi ; et comme un moment le « moi » de Napoléon avait été tout, ils se disaient que pour devenir tout, il faut d’abord dire : « moi ».

Ainsi, tout autour de Napoléon, et surtout après lui, quand il parut à des milliers de jeunes gens, qui n’ont pas tous avoué leur rêve, que la succession était vacante, que le monde était à prendre et qu’il fallait s’en emparer par la gloire et par le génie, il y eut dans les âmes une concentration ambitieuse et douloureuse, qu’on pourrait appeler « la solitude napoléonienne ». Et en même temps que les âmes s’isolaient ainsi par imitation, elles s’isolaient par réaction ; au sortir de la contrainte militaire, qui avait discipliné les hommes en bataillons et les bataillons en armées, chacun éprouvait le besoin de se ressaisir, et c’était comme une volupté nouvelle d’être seul. De plus, la nature même, avec la variété et l’infinie douceur de ses aspects, avait été disciplinée, militarisée, caporalisée ; les déserts d’Égypte avaient mission d’envelopper, d’une sorte d’étrangeté lointaine, le général qui voulait devenir consul ; et les sphinx étaient enrôlés dans le coup d’État de Brumaire, la mer avait consigne de porter en Angleterre nos flottilles et nos soldats ; les feux de camps sur les plateaux de la Moravie faisaient pâlir les étoiles, et il semble qu’à la chute de Napoléon, la nature même ait retrouvé sa liberté. Dès lors, c’était comme un enivrement pour les âmes de se rajeunir dans le vieux monde comme en une solitude vierge.

L’homme disait tout bas à la nature : « Ne crains rien, je viens seul et je ne veux pas te tyranniser ; je ne porte avec moi ni fracas, ni passion ; je viens te voir et t’écouter, et t’adorer en tes vallées profondes ; je n’oublie pas la légende héroïque et j’en suis hanté, mais je ne veux pas te l’infliger : moi aussi, je vois enfin des paysages qui ne sont pas inscrits sur des drapeaux et je veux voir des soleils éclatants ou finissants qui ne portent pas des noms de bataille et qui ne figurent pas au bulletin, comme le soleil d’Austerlitz ».

Ils allaient ainsi, se taisant et songeant. C’est alors que, sur la terrasse du vieux château de Cambourg, assombrie par la nuit, Châteaubriant, tout jeune, sentait passer des fantômes d’amour en qui les palpitations du vent battaient comme un cœur mystérieux et passionné. C’est alors que Hugo, plus calme et déjà souverain, prolongeait sur la colline ses entretiens royaux avec le soleil couchant. C’est alors que Lamartine soupirait et rêvait,

« Assis au bord désert des lacs mélancoliques ».

Alors aussi, par une frénésie de solitude, Obermann, le héros de Sénancourt, gravissait ces hautes cimes des montagnes où la couche d’atmosphère amincie et raréfiée ne transmet à l’œil qu’une lumière sombre, si bien qu’en plein jour, on voit les étoiles ; et là, au-dessus du jour trivial et importun où s’agitait la foule humaine, il goûtait la solitaire tristesse des espaces nocturnes, dans ces régions étranges où notre soleil même fait partie comme les autres du domaine de la nuit.

Les génies les plus humbles avaient besoin d’isolement comme les génies altiers, et Joseph Delorme gémissait d’être emporté vers la vie, dans un des rares beaux vers qu’il nous ait laissés :

« Adieu, besoins du cœur, solitude, silence ! ».

Encore une fois, je ne vous appelle point dans cette solitude des premiers temps du siècle, car ceux-là même qui, un moment, y ont fortifié leur génie et exalté leur âme n’ont pas tardé à en sortir pour se mêler à l’action et à la vie ? Joseph Delorme échappait aux rêveries, aux tristesses et aux consolations intimes et tournait vers les hommes et les choses sa curiosité multiple ; il changeait même de nom et s’appelait Sainte-Beuve : la solitude avait tourné au feuilleton.

Lamartine, après avoir été poète des lacs, devenait le barde des révolutions, et, dans la cour de l’Hôtel de Ville, il haranguait les multitudes du haut de son cheval que, dans sa langue délicieusement surannée, il appelait encore « un coursier ».

Hugo abandonnait son génie au grand courant de la démocratie et du siècle, comme jadis, aux temps héroïques, il eut quitté son île pour descendre le cours du fleuve Océan, et Vigny lui-même communiquait au public des romans à thèse par la porte entrebâillée de sa tour d’ivoire : il ramenait Moïse dans les Cités. Si donc nous voulions les suivre pour leur redemander, nous, vivants affairés et surmenés, la paix féconde des solitudes, eux-mêmes nous jetteraient dans le tumulte de l’action.

Du reste, bien des puérilités qui font sourire se mêlaient chez les jeunes gens d’alors, à ce noble besoin d’isolement. Se concentrant en eux-mêmes, ils risquaient de s’exagérer les plus petits accidents de leur vie et de leur âme ; ils prenaient au tragique les petites souffrances d’amour-propre ou d’amour, et tout en enfermant leur génie, ils se révoltaient qu’il fût inconnu ; les moindres pensées et les moindres misères faisaient en eux beaucoup de bruit, comme sous un verre de cristal un vol de mouches captives. Ils s’imaginaient volontiers qu’ils étaient voués à une fatalité exceptionnelle et à des souffrances inconnues amalgamées pour eux seuls par le destin dans le coin le plus sombre de son laboratoire. Il leur semblait porter sur leurs épaules un monde lourd, mystérieux et triste, et ils pliaient sous lui comme s’ils l’eussent, en effet, porté. Vous rappelez-vous les mauvais vers de Joseph Delorme :

« À le voir si voûté, l’on dirait un Aïeul,
Et du front chaque jour une mèche lui tombe ».

Je ne souhaite nullement pour vous cette mélancolie dénudée et cette calvitie fatale. Au reste, nous sommes bien guéris, trop guéris peut-être les uns et les autres, des enfantillages de la solitude ; tâchons de n’en pas perdre toutes les sublimités.

La vie a singulièrement resserré devant vous, jeunes gens, l’espace du rêve ; la lutte pour l’existence est devenue tous les jours plus rude ; toutes les voies sont encombrées et piétinées et vous le savez, et de bonne heure vous faites effort. Dès le Lycée, il vous faut presque choisir une carrière et vous y préparer, car à vingt-et-un-ans, vous serez soldats, et il faut que d’abord votre route soit tracée. Ainsi, dans les études mêmes de l’adolescence, le métier vous guette et commence à vous tenir ; vous êtes pris déjà par les choses extérieures, et pendant que vous lisez, la nécessité se penche sur votre épaule et mêle son ombre à la vôtre sur le livre ouvert devant vous.

Puis, c’est le régiment avec sa grandeur morale, mais aussi avec sa sévérité nouvelle. Plus de légende et