Peter Altenberg
La Revue des revuesnuméro 7, volume 29 (p. 305-307).

III. — P. A… ET T. K…


P. A… penché sur la balustrade de marbre jaune de la petite table de bal, considérait les jeunes filles.

Il pensait : « Cette allégresse forcée… ! Comment une jeune fille peut-elle se réjouir, s’amuser quand elle n’est pas belle, presque irréprochable… ! Comment peut-elle être gaie, quand elle ne sent pas : « Ah, je plais, je suis très jolie, je suis un petit centre, je tiens cercle comme une princesse… ? »

« M. de S…, pardon, qui est cette jeune femme ? » dit-il.

« Teresa K…, faut-il vous la présenter ? »

« Merci… »

Plus tard, il la vit assise dans un bosquet d’oranger. Elle tenait cercle comme une princesse… Comme elle dansait le « Sir Roger » il se pencha de nouveau sur la balustrade de marbre jaune.

Il pensait : « Cette allégresse forcée !… »

Et cependant, elle était jolie, presque irréprochable…

Il pensait : « Teresa K.., avec ta grâce languissante, ritardanto, dans ces « insolents circuits » du « Sir Roger »… Teresa K… ! »

Il se pencha immobile sur la balustrade de brillant marbre jaune, jusqu’à ce que le bal fût fini et que les lustres d’électricité fussent éteints.

Pendant deux ans il dit : « Mon idéal est Térésa K… »

Cela parvint à ses oreilles.

« Pourquoi ne s’est-il pas présenté ? A-t-il peur de moi ? »

La troisième année, sur le lac bleu gris, sous la brûlante toile blanche du Yacht, il lui fut présenté.

« P. A…, Teresa K !… »

Ils se parlèrent.

Elle dit : « Je n’aime pas le lac, j’aime le Lawn-Tennis… je peux y jouer des heures entières, des jours mêmes. »

Il répondit : « Je n’aime pas le Lawn-Tennis, j’aime le lac… je peux le regarder des heures entières, des jours mêmes… »

« Nous irons bien ensemble », dit-elle en souriant, nous nous compléterons… ! »

Le soir, il s’assit avec elle dans sa chambre.

Dehors, il pleuvait et le lac mugissait sur ses bords…

Il parla des désillusions de la vie, de l’été et de l’automne, de l’âme des enfants et de l’âme des poètes… Il parla de l’art japonais, des forêts de hêtres en octobre et de la « musique pensante de Parsifal. »

Elle pensait : « Nous nous complétons… Je ne pense rien et tu penses tout… »

Dehors il pleuvait et le lac mugissait sur ses bords…

Elle s’assit à sa petite table et mit sa tête dans ses mains.

Qu’était-elle, quoi… ?

Elle jouait volontiers au Lawn-Tennis, et dansait volontiers le sir Roger. C’était un désir ardent d’activité physique, qui fait circuler le sang et qui rend rose et qui agite les nerfs fatigués dans une sorte d’ivresse tourbillonnante.

De temps en temps elle rêvait : « Oh ! une robe de soie noire, décolletée en rond, avec les épaules nues et une large, très large ceinture de plusieurs rangs de perles de verre transparent bleu-de-lait… ! Ou une de soie héliotrope avec une ceinture de perles de cire, ou une bleu pâle avec des perles de bronze, ou plutôt une robe blanc de neige avec des perles grenat ! »

C’étaient les « fantaisies rêvées »…

Souvent elle pensait : « Suis-je belle ou jolie, belle ou jolie… ? Ces hommes mentent ! Ils pourraient le dire en sorte que le doute mourrait. Ils devraient le dire en se taisant. Mais ils murmurent avec une voix mielleuse, vibrante et affectée : « Ah, Mademoiselle… »

Une fois, elle alla se promener avec ce jeune homme. C’était une soirée fraîche et brumeuse.

« Oh, monsieur prendra froid », dit-elle, et elle lui entoura le cou de son fichu de soie blanche.

« Vous êtes si bonne, si prévenante », dit le jeune homme qui sentait la main aimée effleurer son cou,

« C’est le moins que nous puissions faire pour celui qui nous soutient. Si vous tombiez malade et mourriez, vous ne pourriez plus me faire la cour », dit-elle en souriant.

Mais aussitôt, elle ajouta : « Vous voyez ce que je suis !… Non. c’est une plaisanterie stupide. C’est inconvenant de ma… Je vous en prie, pardonnez-moi ! »

Elle voyait passer devant elle sa vie, cette vie qui disperse l’âme en l’émiettant, au lieu de réunir ce qu’elle contient de bon et de sensible pour… pour qui, elle ne le savait pas :

Elle était assise et réfléchissait…

Mais il la regarda et son âme poétisa : « Guiccioli Teresa. »

Comme dans l’âme de l’artiste, brûlait en lui un monde d’amour et d’enthousiasme, enflammé et soutenu par son propre feu…

Oh ! qu’était-elle ?

C’était une partie de lui-même et de sa pensée, un « être vivant et naturel » qui, s’étant détaché de son propre être, se trouvait dans le monde retrempé dans une force pure et planait vers les étoiles…

Mais elle était assise et posait les coudes sur la table, son noble front blanc dans ses mains et elle écoutait dans le monde vide, sans chercher, sans trouver… Alors il la comprit.

C’était la misère de la vie, le besoin de l’être…

Et alors il reconnut : « Vous n’êtes pas ce que vous êtes ! Ce que nous poétisons, c’est vous qui poétisez en nous ! Ainsi, vous êtes nos poètes, notre poésie, les chanteurs de nos chansons et la chanson en même temps !

« Teresa K…, tu me resteras toujours étrangère et lointaine… et pourtant tu es ma chanson !

« Vous n’êtes pas ce que vous êtes… !

« Vous célébrez éternellement en nous notre sainte fête de la résurrection de la misère de la vie !

« Vous ascendez de nos flammes blanches… !

« Vous êtes conçue dans nos âmes ! »

Ainsi il réfléchissait…

Alors elle le regarda, car tout était devenu tranquille et elle vit… un homme !

Doucement, doucement, elle sentit la force divine qui émanait de lui en mille rayons blancs et qui créa en lui « l’homme Dieu », ne fût-ce que pour quelques instants…

Et elle subit cela : « Vous n’êtes pas ce que vous êtes ! Ce n’est que par nous seules que vous célébrez éternellement votre sainte fête de la résurrection de la misère de la vie ! »

Elle était assise ainsi, droite, avec sa belle tête noble, ses bras posés sur la table, étendant ses doigts blancs de neige et elle riait…

Elle était devenue femme-reine !

Dehors il pleuvait et le lac mugissait sur ses bords…

Peter Altenberg.

Traduit de l’allemand par Bret Cultet.