Paris : H. Floury (p. ).




PŒUF




Édition à deux cent cinquante exemplaires numérotés


No 1. — Exemplaire imprimé sur papier de Chine, contenant : la suite unique des bois en premier état, la suite des épreuves d’artiste avec le bon à tirer, une suite de fumés avec la signature du graveur, et dix dessins originaux ayant servi à l’illustration de l’ouvrage.
No 2 à 10. — Exemplaires sur papier Japon à la forme, contenant une suite signée des fumés, et quatre dessins originaux.
No 11 à 50. — Exemplaires sur papier Japon à la forme.
No 51 à 250. — Exemplaires sur papier vélin filigrane spécialement pour cette édition.
No



LÉON HENNIQUE


PŒUF


Édition illustrée de 45 Dessins inédits de JEANNIOT

Gravés sur bois par VIEJO



PARIS
H. FLOURY, ÉDITEUR
1, boulevard des capucines
1899


À MON AMI


GUY DE MAUPASSANT

L. H.

PRÉFACE


Pœuf est une histoire vraie, un épisode de mon jadis, un rappel de ce premier âge où, malgré la joie de vivre, tout enfant, miniature d’homme, est déjà une petite machine à aimer et à supporter…

Lorsque je résolus de l’écrire, cette histoire, il me sembla d’abord que je n’y arriverais point. Une sorte de poussière avait neigé sur elle, une poussière froide, une poussière d’années multiples. J’évoquais bien les êtres, leurs gestes, leurs paroles, — nul ne les oublie ! — mais le détail, autour de mon évocation, le détail exotique, je l’apercevais mal, je l’éprouvais avec fatigue, trop mâchuré de choses.

Je me mis au travail pourtant, — et sous ma plume, par un phénomène inintelligible, ce même détail, qui venait de me fuir, revint à moi comme un vol d’alouettes charmées. J’ai pu sauver de ma jeunesse la bribe que j’en désirais sauver ; j’ai pu refaire son beau cadre, ses paysages d’or, son ciel, ses plantes, son lustre harmonieux… Oui, oui… c’est presque cela !… J’achève de relire l’humble drame conté, et je crois qu’il dit l’autre, le drame vécu là-bas, anciennement, au pays des goyaves et des mulâtresses.


LÉON HENNIQUE.



PŒUF


— André…

— Papa ?

— J’ai une mauvaise nouvelle à t’apprendre.

Je m’efforçai d’entrevoir le visage de mon père, dont le pantalon et le paletot blancs, à cette heure, semblaient avoir gardé un reste de lumière ; mais il me fut impossible de le distinguer : trop de lianes obscurcissaient la nuit de notre terrasse.

— Est-ce que maman ?… murmurai-je.

— Il ne s’agit pas de ta mère.

Quelques éclats de cuivre retentissant alors, je me retournai, et la retraite sonna au milieu du Champ-d’Arbaud. « Quelle mauvaise nouvelle avait-on à m’apprendre ? »

Les clairons jacassaient, lançaient des notes stridentes, connues ; une brise tiède soufflait, emplissant les manguiers de rumeurs ; des feuilles de palmier claquaient l’une contre l’autre ; sur deux minces pelouses, presque à mes pieds, des mouches à feu luaient ; un ruisseau babillait follement ; une sentinelle, non loin de nous, dans l’ombre, se dressait, l’arme au pied ; et, autour du Champ-d’Arbaud, à travers des feuillages noirs, mille clartés scintillaient à certaines fenêtres, papillotaient, mouraient, jaillissaient des jalousies du Gouvernement, semblable à une immense cage à poules.

La retraite cessant tout à coup, un large silence lui succéda, durant lequel des bruits de voix s’épandirent, voix de négrillons en gaieté. Puis les clairons s’acheminèrent vers la caserne, pétardant une marche, qui, pour un temps, nous vint par bouffées.

— Eh bien ! papa ? demandai-je.

On me répondit :

— Pœuf est en prison.

« Pœuf en prison ?… Pœuf !… Pœuf !… Pœuf !… Mais, deux ou trois heures auparavant, il était encore de planton à notre porte !… Qu’avait-il donc fait… ? »

— Tu connais Barrateau ?

— Barrateau ? l’adjudant Barrateau ? celui que je vois ici, chaque matin, au rapport ?

— Oui. Tu ne le verras plus. Il est mort… C’est ton ami Pœuf qui l’a tué, à coups de baïonnette.

« De baïonnette ! »

— Mon Dieu ! mon Dieu ! balbutiai-je, ahuri.

Puis, je m’écriai :

— Pourquoi l’a-t-il tué ?

— Quant à ça, répliqua mon père, je n’en sais rien… Je crois même que personne ne le sait… personne, personne.

Mais, à l’air dont il insistait sur ses affirmations, je compris qu’il savait, et ne voulait pas me dire.

« Bah ! pensai-je, Robert n’est pas discret ! Robert me dira, lui ! »

Et j’évoquai la bonne tête crépue de notre cuisinier, plantée sur son grand corps, dans le jaune éclairage de ses fourneaux.

— Le diable t’emporte ! reprit bientôt mon père. — Comment ! c’est tout ce qu’une pareille nouvelle te fait ?

Oui, c’était, pour la minute, à peu près tout ce que me faisait la nouvelle.

— Tu ignores donc que Pœuf sera sans doute fusillé ?

J’ignorais.

— Allons, tiens ! va te coucher, me fut-il ordonné rudement. — Tu n’as pas de cœur.

J’étais triste cependant, mais d’une tristesse inerte qui, en d’autres circonstances, toujours avait commencé par surgir très loin en moi, puis avait eu besoin de réflexion et de silence pour s’accroître, d’énervée solitude et d’un effort d’imagination pour m’envahir. J’étais même d’une telle tristesse, après avoir ainsi reçu l’avis de déguerpir, que je ne cherchai pas à me révolter, et que j’abandonnai machinalement la terrasse, l’œil fixe et l’esprit en travail.

— C’est toi, André ? Tu viens te coucher ? me dit ma mère, quand j’entrai dans ma petite chambre.

Une bougie à la main, elle promenait un dernier coup d’œil par la demeure.

— Oui, maman, fis-je.

— Tu n’es pas malade ?

— Non… C’est papa qui m’envoie me coucher.

— Ah !

— Parce que je n’ai pas pleuré… à cause de Pœuf.

— Pauvre Pœuf ! soupira ma mère. — Comme on peut se tromper sur les gens ! L’aurais-tu cru capable d’une aussi méchante action, toi ?

— Moi ?… Non, par exemple ! déclarai-je.

Et m’asseyant, je délaçai mes souliers.

— Si encore on savait pourquoi il a tué Barrateau ! repris-je toutefois, avec l’espoir d’obtenir, sans plus tarder, un éclaircissement quelconque.

Mais je n’obtins pas de réponse. D’où provenait donc cette obstination à ne me rien conter ?… Pourvu que, de son côté, Robert n’allât pas garder sa langue !

— Bonsoir, maman.

— Bonne nuit, mon bonhomme.

On m’embrassa, et on s’éloigna, emportant la bougie. — Je suivis le jet de lumière qui traîna contre une boiserie ; puis, l’obscurité m’accaparant soudain, je me pelotonnai entre mes draps et, peu à peu, me mis à écouter les bruits épars autour de moi : on chuchotait dans une pièce voisine ; du haut d’un colossal noyer, debout sur notre cour, un oiseau jetait parfois diverses notes saccadées ; les cri-cri exhalaient leur concert nocturne ; et, au fond de sa cuisine, Robert, en train de taper quelque chose, égrenait à pleine voix les couplets d’une chanson créole.

Un éclat bref, dans le bois de mon lit, — je ne sais trop pour quelle cause ! — me rappela brusquement Pœuf ; et je me le représentai en prison, occupé à se curer les dents avec son épinglette de tir, — tel que je l’avais vu à notre porte, les jours où il était de planton. — Il se tenait assis par terre, guêtre, pantalonné de toile bise ; sa tunique était ouverte, sa tunique chevronnée, plaquée d’ancres rouges au collet, de haches rouges sur les manches ; et il pleurait, sa longue barbe poivre et sel en désordre, les yeux tuméfiés ; tandis que l’épinglette fouillait ses moustaches à tort et à travers.



Zi, zi, pan, pan lan pan pan, chantait Robert, d’une voix de stentor, sur un rythme hilare. J’en eus la chair de poule. « Pauvre Pœuf ! » murmurai-je avec un soupir, comme précédemment ma mère ; — et les larmes de ma vision allant au loin chercher les miennes, larmes sympathiques, je ne tardai pas à larmoyer aussi, tout débordant d’une émotion pénible, difficile à contenir, et d’autant plus violente qu’elle arrivait à son terme, sans surprise et sans astuce enfantine.

Zi, zi, pan… ne cessait de chanter Robert ; mais son tapage malsonnait de plus en plus à mes oreilles, me paraissait dérisoire, ajoutait du déplaisir à mon chagrin.

Et je ne pouvais comprendre que Pœuf, malgré son crime, fût détestable ! J’avais beau me ressasser : il a tué Barrateau, à coups de baïonnette… à coups de baïonnette ! rien n’y faisait ; Pœuf demeurait indemne. Et je le défendais par instinctif sentiment de justice ! et j’estimais qu’il n’avait pas dû tuer pour le plaisir de tuer !

L’adjudant mort, l’adjudant pâle, maculé de sang, l’adjudant, dont je me rappelais la mine victorieuse et les cheveux trop pommadés, m’occasionnait bien quelques frissons, des craintes, une sorte de stupeur à me sentir ainsi son adversaire, au milieu d’opaques ténèbres ; mais cela ne me pénétrait ni ne m’agitait outre mesure. Pœuf seul m’intriguait, forçait ma pitié ; c’était sur le seul Pœuf que je versais de chaudes larmes, de silencieuses larmes ; et rien n’eût été capable d’en divertir mes pensées.

Un instant, je voulus me prouver qu’on se trompait en l’accusant, que je rêvais les yeux ouverts, qu’il ne pouvait s’être institué meurtrier, en un tour de main, une demi-heure après m’avoir quitté, — j’apercevais encore sa face tranquille et j’entendais son dernier bonsoir ! — mais les paroles de mon père me revenant : « C’est ton ami Pœuf qui a tué Barrateau ! » je n’eus pas à douter longtemps. Mon ami Pœuf !… mon ami Pœuf ! Voilà qu’il était en prison, mon ami Pœuf ! Quelle mouche l’avait piqué ?… Qui diable l’avait incité à se conduire d’une façon pareille ?… Dans quel but ?… Pour quelle cause ?… Mon ami Pœuf !… M’était-il seulement permis de lui garder ce titre ? Quelque chose me soufflait : non ; tout mon être criait : oui ; mais ne sachant auquel croire, je m’enfiévrais de remords et de troubles vagues.

Plus je m’enfiévrais d’ailleurs, et plus je m’acharnais à deviner Pœuf, sans y parvenir. Il avait été si bon pour moi ! on l’avait proclamé si bon, jusqu’à son crime !

Il buvait ! Chacun le disait ivrogne, comme tous les brisquarts ; j’avais même entendu raconter plaisamment que, pénétré d’une prescription relative au règlement des manœuvres, — l’œil fixé au loin sur un objectif déterminé, avec, chemin faisant, des points de repère, — il réussissait à gagner sa chambrée, sans trop de zigzags accusateurs, au mépris de l’absinthe et des sergents de garde ; mais, un gouffre ne séparait-il pas cette ivresse inoffensive de l’ivresse qui frappe et qui égorge ?

En tout cas, je ne l’avais pas une seule fois vu soûl, moi. Je lui avais demandé, un jour : — Ah çà ! tu bois donc, Pœuf ? — Il s’était mis à sourire dans sa barbe, après avoir cligné d’un œil ; mais qu’est-ce que cela prouvait ?

Qui savait pourtant si, plus ivre que d’habitude, et oublieux du fameux règlement, lorsqu’il avait rencontré Barrateau, il ne s’était point outré d’une punition trop brutale ?… Qui savait…


Mon père et ma mère se couchant sur l’entrefaite, bavardant, — peut-être allaient-ils parler de Pœuf ? — il me vint à l’idée de surprendre leurs dires. À voix haute, sans s’imaginer que je veillais, ils causèrent de la pluie, du beau temps, de projets futurs, — je les entendais comme s’ils avaient été dans ma chambre ; — ils se lamentèrent sur mon peu d’assiduité au travail, — je me promis de les mieux contenter ! — mais de Pœuf, mais des mobiles de son aventure, il ne fut pas le moins du monde question. Et je pensai : Tiens ! le père qui m’accusait de n’avoir point de cœur ; c’est plutôt lui qui n’en a pas. Il ne songe déjà plus à Pœuf !

Et je fus très fier de moi, de la verdeur de mes souvenirs, si fier que, mon excès d’orgueil s’amalgamant à mes contrariétés, je sombrai aussitôt en un attendrissement radical, attendrissement qui me poussa de nouveaux pleurs aux cils et me cloua tout alangui sur ma couchette. Ce pauvre Pœuf !… Dans quel désespoir il devait être !… C’est pour le coup qu’il pouvait dire adieu à ses galons de caporal-sapeur !… On les lui avait bien promis, cependant, — dès qu’il saurait lire !

Je me reportai à l’époque où je l’avais aperçu pour la première fois, sur un banc, à notre porte, près de quatre années auparavant, le lendemain de notre arrivée à la Guadeloupe. Il était en petite tenue, avec son coupe-choux, sa baïonnette au côté… sa baïonnette ! une cravate lâche autour du cou, des godillots comme des glaces, un chapeau de paille ceint d’un ruban noir, chapeau de colonial, et, la barbe striée de soleil, sa large face jaunie par les climats torrides : au Sénégal, en Cochinchine, à la Guyane, de suite il s’était pris à rire en me voyant.

— Comment t’appelles-tu ? lui avais-je demandé.

— Pœuf.

— Pœuf ?… Allons donc !

— Si, si… Pœuf.

— Quel drôle de nom !

J’avais ri, à mon tour. Notre amitié datait de là. — Et il était devenu ma bonne favorite, entre tous les sapeurs, qui, on le sait, sont les bonnes d’enfants des colonels. Et contrairement à la pluralité des affections, la nôtre, avec le temps, n’avait fait que s’accroître.



En avions-nous mené à bien de ces joviales parties, tous deux, les après-déjeuners où le service ne le cadenassait pas à notre seuil !

— Y êtes-vous, m’sieur André ?

— J’y suis.

— Vous tenez bien la bride ?

— Oui.

— Alors… une, deuss, troiss… en route ! criait Pœuf.

Et nous partions, sous des ciels fastueusement d’or, lui, à ma droite, moi, juché sur le dos de Clémence, une ânesse qu’un des muletiers du bataillon m’amenait à heure fixe, trois fois par semaine. Aussitôt hors de la Basse-Terre, Pœuf coupait une badine et s’amusait à la décorer. On allait, au hasard, tantôt sur le bord de la mer, l’ouïe impressionnée par le clapotis monotone des vagues, le regard perdu, tantôt sur les routes, entre des plantations de cannes à sucre bruyant à toutes brises, de maniocs d’un vert bleuâtre, ou de cotonniers dont les houppes laiteuses s’effilochaient. Les paysages, se transformant, ici étaient peuplés d’arbres en fleur sur de verdoyants tapis, là de cultures potagères, plus loin de futaies agrestes où, d’une branche à l’autre, grimpaient et couraient des lianes, plus loin encore de plaines rocheuses ; puis, brusquement un pont de bois enjambait un abîme, — et, quand on le traversait, l’âme inquiète sans vraies causes d’inquiétude, un indéfinissable frisson aux vertèbres, une appréhension de vertige dans les yeux, au diable, sous soi, de torrents qui grondaient à l’ombre de feuillages massifs comme des aqueducs, on ne percevait qu’un gazouillis sylvestre, qu’un murmure discret de ruisseau.

— Pœuf, prête-moi donc ta badine, disais-je quelquefois.

— Ma badine ?… Y vous la faut ?… Parions que c’est pour me plaquer là, comme l’aut’jour ! faisait-il.

— Non… je t’assure, Pœuf… Non, non… Prête-la-moi, tu verras !… C’est seulement pour m’amuser.

— Vous m’promettez de n’pas vous défiler ?

— Je te le promets.

— Vrai de vrai ?

— Vrai de vrai.

— Eh ben, la v’là.


Oh ! les badines, les superbes badines de Pœuf ! Blanc sur noir, celles-ci ouvrées de rubans, celles-là lisérées d’anneaux, plusieurs entaillées de croix, beaucoup tigrées de rondelles ou longuement parcourues de rayures, elles me donnaient l’irrésistible envie de les mettre à l’épreuve.

— Hop ! hop ! Clémence, au galop ! m’écriais-je alors, le bras levé, sans plus me soucier de ma parole.

Et clic ! l’ânesse prenait le galop. Pœuf s’élançait après nous ; je l’entendais jurer, cracher de la poussière ; — mais vite il se fatiguait, perdait haleine, et, à mon intime joie, commençait de clamer : « Arrêtez ! arrêtez !… Vous… savez, m’sieur André… qu’on vous défend… de galoper… Je m’plaindrai au colonel… je m’plaindrai ! »

Pœuf se plaignant de mes actes, — brave Pœuf ! — c’eût été la fin du monde !

Malgré sa mansuétude pourtant, et peut-être à cause de sa mansuétude, de quelles farces ne l’avais-je point abreuvé ? farces bêtes, farces presque journalières.

Et je fus mal satisfait de moi, là, une minute, sur ce lit où de vibrantes contemplations m’émoustillaient sans gestes. Il était bien temps !


Souvent, à l’heure où on lui apportait la soupe, sur un des bancs du Champ-d’Arbaud, devant le jardinet de notre habitation, j’accourais lui tenir compagnie. Il sortait un mouchoir et une cuillère de sa poche, — mouchoir jaune ou rose, cuillère de fer battu, — déposait un mince paquet de sel à sa portée, ouvrait son couteau, — un large couteau à manche de corne cerclée de cuivre, — l’effilait contre sa paume, l’essayait au dossier du banc, se calait, levait le couvercle de sa gamelle, et, tandis qu’il humait l’opaline et grasse vapeur qui, d’un seul jet, montait d’abord par l’atmosphère, un large sourire l’éclaboussait et lui dilatait les narines… Une minute, le front plissé, la prunelle claire, il s’occupait à pêcher l’inévitable tranche de bœuf dont se compose l’ordinaire, à l’égoutter, à l’examiner, à l’étendre dans le couvercle de sa gamelle ; puis, goulûment il attaquait ses premières cuillerées de soupe. Quel homme ! quel appétit !

— C’est si bon que ça ? ne pouvais-je m’empêcher de murmurer.

Il répondait : — Oui, m’sieur André… Que même si vous vouliez me faire l’honneur…

Je refusais, par dignité, aussi pour ne pas le priver d’une bouchée ; mais, comme j’aurais voulu dévorer avec lui, manger de son bœuf, manger de sa soupe, et, à son exemple, m’enfourner des tranches de pain à ne plus être capable de fermer les mâchoires !

Quand il avait l’estomac plein, il se montrait volontiers loquace, d’habitude, après s’être curé les dents avec son épinglette, tout en bourrant sa pipe dans une vieille blague de peau sur laquelle achevaient de s’écailler, en sautoir, deux étendards autrefois tricolores. On débutait par évoquer Brest, la Bretagne, ses plaisirs, son climat, Lorient, Plougoumelen, le village où il était né ; puis, à peu près inévitablement, une même



phrase lui jaillissait de la barbe : « C’est le frère et la sœur qui n’se doutent guère, en ce moment ici, que j’sors d’avaler une bonne soupe et que j’boirais bien un bon quart de vin ! » De ses proches, il ne restait que ce frère et cette sœur, dont il faisait ainsi mention. L’un travaillait dans des ardoisières ; l’autre devait s’être mariée ; — Pœuf n’en savait pas plus ! Et il ne les avait pas revus, depuis l’époque déjà lointaine où la conscription l’avait déféré à un régiment d’infanterie de la marine.

— Leur écriras-tu au moins, le jour où tu sauras écrire ? m’étais-je enjoint de lui demander, un après-déjeuner où, par hasard, son exclamation semblait avoir épandu entre nous de rétroactives et mélancoliques pensées.

Il avait secoué la tête, lentement, le pied de profil à terre, l’œil fixé sur la rangée de boutons de ses guêtres, puis il m’avait répondu :

— Bah !… J’vis sans eux… Ils vivent sans moi… On s’est oublié !… C’est-y qu’ça ne va pas tout de même ?

Il y avait bien, derrière le comique de cette réponse, quelque chose d’anormal dont une béate, jeune et, par suite, trop naïve sensibilité aurait pu ne point s’accommoder de prime abord ; mais je connaissais Pœuf : nul n’existait plus enfant, moins compliqué. « On s’était oublié ! » Il l’avait dit ; donc il fallait le croire… « On s’était oublié ! »… Pourquoi pas ?

Et je me reportai aux temps où, côte à côte, nous avions hanté le jardin du vieux gouvernement, plein de halliers, de ruines, d’arbres séculaires. Tout y poussait à l’abandon, depuis l’acajou, dont les pommes s’achèvent par une noix, jusqu’au sapotillier géant, dont les fruits, de couleur marron, à peau rêche, ont une chair juteuse et odorante. Aucune trace d’allées ; autant de fleurs que d’herbe ; des centaines de colibris à reflets de topaze ou d’émeraude. Certains feuillages avaient des épaisseurs de murs, d’autres filtraient une lumière intense ; les pelouses n’étaient plus que des champs de cactus friselés de rouge ; le verger appartenait aux fougères, la terre aux ronces et aux ananas sauvages ; çà et là, des kiosques pourrissaient sous des cascades de roses, — et, comme piqués à des troncs morts, au bout de tiges grêles, des papillons végétaux, papillons bleus ou blancs, parmi les papillons célestes, continuellement se balançaient dans une poudre de soleil. Que de fois nous avions goûté là, Pœuf et moi, d’un corossol ou de bananes, au fond de ce jardin sauvage !


Je me souvins encore des combats de coqs auxquels nous assistions, du perron de la gendarmerie ; tandis que, par une porte ouverte, on entendait des cliquetis d’anneaux et des bruits sourds de mouture.


Une après-midi, sur le cours Nolivos, comme passait près de nous une petite négresse aux cheveux en vrille, en jupe de percale, le madras ombragé d’une claie où s’empilaient mille sucreries à base de coco, n’avais-je pas vu Pœuf exhiber tout à coup un vieux mouchoir de cotonnade à carreaux jaunes, y défaire un nœud, en ôter un sou, et, d’un geste, appeler la marchande ?

— Oh ! non, Pœuf, m’étais-je écrié, — papa me gronderait… Papa ne serait peut-être pas content !…

— Est-ce c’lui-ci… c’lui-ci ou c’lui-là, qu’vous voulez ? m’avait-il répondu simplement.

J’avais désigné un pain de coco dont la capacité me semblait désirable.

— En veux-tu un morceau, Pœuf ?

— Ces dames-là, mi bonbons ! mi bonbons ! s’était mise à chanter la petite négresse, en s’éloignant.

Et Pœuf avait dit : non. Cher Pœuf ! Excellent Pœuf !


Les yeux clos, avec, sur les paupières, cette fraîcheur persistante que laissent les pleurs séchés, je réfléchis qu’il était tard et que je ne dormais pas ; puis, après avoir tenté d’observer si Robert vaquait toujours aux soins de sa cuisine ; pendant qu’au dehors montait sans discontinuer l’opiniâtre concert des cri-cri, je recommençai d’évoquer Pœuf : C’était lui, un dimanche matin, à l’heure où tintaient les cloches de Notre-Dame du Mont-Carmel, qui m’avait vengé de Lapin, un drôle, taché de rousseur, fils de soldat et de mulâtresse, dont la haine, Dieu sait pourquoi ! tendait à me lapider de loin, sitôt que je m’écartais du rayon familial. Pœuf avait empoigné mon Lapin, l’avait troussé, l’avait fessé, — je tremblais d’aise ! — et depuis, aucune pierre guadeloupéenne ne s’était plus permis de me siffler aux oreilles.

La tranquillité de l’ombre à mon chevet, l’heure et mon actuelle insomnie me remembrant alors qu’un soir par an je m’efforçais de veiller jusqu’à la seconde où, signalant la fête de ma mère, une bizarre sérénade partait dans notre cour, je ne sus me tenir d’exulter, malgré tout. Mon Dieu, de quelle gaieté stupéfaite n’avais-je pas tressailli, lorsque, débutant pour la première fois : pou, pou, pou pou, gaillardement, une flûte avait entamé l’air : Dansez, coolies, sur un rythme de scottish ! Les notes s’étaient répandues, me donnant des envies de sauter à bas de mon lit, de crier, de gambader, de voir l’homme qui les soufflait, me retenant par leur douceur sonore. Pou, pou ! cela m’avait conduit à une rêverie heureuse, puis ému, puis excité de nouveau ; le front barbouillé de raies blanches ou jauni d’un point d’ocre, des Indiens chevelus, ceints de pagnes, fantômes de mon imagination, avaient pivoté pour me plaire au bruit de galoubets criards, de gongs, de tam-tams, comme on pivote là-bas dans leur



pays de tigres et de serpents, — et, quand l’air s’était brusquement éteint à travers l’obscurité chaude, il m’avait semblé qu’une chose indéfinie s’éteignait de même en moi, une chose très indéfinie, mais très poignante et très agréable.

Après la flûte, un instant après la flûte, une clarinette avait pris la parole. Ô clarinettes des aveugles ! Celle-ci joua des rondes bretonnes. Je les avais entendues, ces rondes, naguère, dans les pardons, autour de Brest ; mais ainsi extirpées d’un instrument vieillot, catarrheux, irascible, au milieu d’effluves immobilisés, sous ce climat dont l’acoustique ne leur convenait point, elles défaillaient et ne possédaient plus d’accent. La nuit était sonore ; dix bonnes minutes, la clarinette avait fiorituré de sa voix mal assise, tout au plaisir, elle, au contraire, de retrouver par cette nuit profondément bleue, étoilée, vibrante, le pays natal, ses ajoncs, ses clochers, ses rocs, son ciel terne, ses maisons et sa mer blafardes ; puis, comme mon père avait ri, disant : « La drôle de musique ! Mon Dieu, la drôle de musique ! » j’avais éclaté de rire à mon tour, d’un rire qui déjà me frétillait à l’intérieur du gosier. — Le flûtiste était Robert, notre cuisinier ; quant au joueur de clarinette, est-il nécessaire de le nommer ?… Brave Pœuf !

M’avait-il amusé, du reste, à la suite de cette première sérénade, grâce à sa passion pour la clarinette ! Le long des jours torrides, aux heures où, dans les contrées du soleil, la fraîcheur des rivières attire invinciblement ceux que leur âge ou l’oisiveté ne livre pas aux travaux de l’après-midi, maintes fois, tandis que je barbotais, à la recherche des tourlourous et des cancelles, n’avais-je point admiré Pœuf, un Pœuf émaillé d’or ou sabré de rayons changeants, à l’ombre de tamariniers, extrayant d’un étui les deux antiques morceaux de sa clarinette jaune ? Il les manipulait un peu, les ajustait, d’un geste horizontal en introduisait le bec sous ses grosses moustaches, et alors se mettait à souffler éperdument, les yeux clos, jusqu’à ce que ses joues fussent paralysées.

— Tu sais donc la musique, Pœuf ? lui avais-je demandé un soir où, sur le point de quitter la rivière, il rengainait son instrument avec des précautions maternelles.

— Bah ! s’était-il écrié, — c’est-y qu’on a besoin d’ça pour bien jouer ?

Je n’avais pu m’empêcher de l’examiner, stupidement.


Et voilà qu’il venait de tuer Barrateau ! de tuer un homme !… lui !… Pœuf… mon ami Pœuf ! à coups de baïonnette !

Je comprenais de moins en moins.

Cependant, mes paupières s’alourdirent, et l’image de mon sapeur ne tarda point à se troubler. Elle se fit errante peu à peu, nuageuse ; de-ci, de-là, se promena en moi, surgissant, puis disparaissant au son falot d’une clarinette ; — et je m’endormis d’un sommeil accablé.

Combien de temps je restai là, inerte, je ne me le rappelle plus ; mais, ce dont j’ai gardé bonne mémoire, c’est que, soudain, Pœuf me parut entrer dans ma chambre.

— Pœuf !… oh ! Pœuf ! murmurai-je.

Il se détachait sur un fond de lumière pâle ; et, couvert de sang, d’un sang qui lui tombait des cils, de la barbe et des épaules, son uniforme était méconnaissable.

— Va-t’en, Pœuf !

Il ne s’en alla point.

— Mais, Pœuf, tu me fais peur ! m’écriai-je alors.

Il tira sa baïonnette de son ceinturon et se précipita sur moi.

Je dus pousser un cri épouvantable.

— Eh bien, quoi ? Qu’est-ce qu’il y a donc ? demanda mon père.

Ma mère dit :

— Est-ce toi qui as crié comme ça, André ?

J’étais sur mon séant, baigné de sueur.

— Vite ! oui, venez, venez ! répondis-je.

Et j’éclatai en sanglots, en hoqueteux sanglots dont les heurts me broyaient la poitrine.

On accourut.

— Tu es malade ?… Qu’as-tu ?… Où souffres-tu ?

— Pœuf ! déclarai-je. Je viens de voir Pœuf… Il a voulu… me tuer… aussi.

— Oh ! le niais ! fit mon père, — le petit niais qui prend un cauchemar pour une réalité !

Ma mère, elle, déposa la bougie qu’elle tenait sur ma table de nuit, m’embrassa, me recoucha, prit une de mes mains dans les siennes. Et longtemps, elle essaya de me consoler, avec une patience affectueuse ; tandis que, de retour à son lit, mon père bougonnait de fois à autre :

— Voyons, ça ne va donc pas finir… ?… Ça ne finira donc pas ?

J’avais huit ans.




Je m’éveillai tard, le lendemain, avec un peu de lassitude aux membres ; je déjeunai d’une tasse de café ; puis, après avoir chipoté une dictée, quelques multiplications, sous l’œil indifférent de Chassagnol, un sergent, secrétaire de mon père, je commençai de faire toilette, vers les dix heures, pour assister à la messe funéraire de Barrateau.

On me passa en revue, — rien ne manquait à l’ordonnance de ma mise, composée d’un pantalon blanc, d’une veste bleue à boutons de cuivre, de souliers vernis, d’un chapeau de soie noire ; — on m’étreignit les mains dans une paire de gants de filoselle, à élastiques ; et nous partîmes, ma mère et moi. Mon père ne nous avait point attendus.

Quand nous débouchâmes hors de la maison, une impitoyable clarté nous sauta aux yeux ; le soleil ardait. L’herbe, une herbe haute, verdoyait néanmoins, n’avait aucune trace de brûlure. Une cohue bruyante et débraillée d’Indiens longeait la grille du vieux gouvernement, badigeonnée de minium, et, à l’ombre papillotante d’allées qui, de trois côtés, ceignent le Champ-d’Arbaud, çà et là caquetaient des mulâtresses, en robes claires, coiffées de madras ; tandis que sur leurs bras ou parmi elles piaillait, turbulait ou somnolait une smalah d’enfants blêmes, à demi nus.

C’était l’heure où, là-bas, toute une marmaille anémique prend l’air. — Je donnai un coup d’œil à des manguiers dont les fruits, plastronnés de carmin, mûrissaient ; nous côtoyâmes une vieille négresse aux pieds énormes, aux plantes grises, vautrée sur un tas de sable, — elle fumait une courte pipe ; — puis, apercevant Lapin, mon ennemi ! vêtu d’un sarrau brun à pois, maigre, les jambes sales, en train de chauffer ses taches de rousseur aux feux d’une matinée de plus en plus rude, je lui montrai le poing, à l’insu de ma mère, et continuai ma route. — Mon malaise s’était dissipé.

En approchant de Notre-Dame du Mont-Carmel, ce qui d’abord m’intéressa, fut un groupe d’officiers, en grande tenue, au milieu desquels je reconnus mon père à sa tournure et au voltigement flou de son plumet bleu, blanc, rouge.

— Tiens ! papa, fis-je.

Il nous salua d’un geste, les officiers soulevèrent leurs shakos, — et tous entrèrent dans l’église. Le cortège de Barrateau arrivait par une petite rue où, sur deux rangs, nous vîmes quelques curieux, hommes et femmes de couleur.

Nous entrâmes à notre tour, — on allumait les cierges, — et, rasant deux tréteaux, deux simples tréteaux de bois fruste établis face à l’autel, nous allâmes nous placer contre une dame que je distinguai, malgré l’obscurité de la nef, pour être la femme d’un capitaine surnommé la Trogne.

Je cherchai des yeux mon père, le groupe d’officiers, — et je les découvris à droite et à gauche du chœur, debout, sans couvre-chefs, au dos d’une balustrade.

C’était très amusant !

Du bruit éclatant alors vers le porche, je me retournai, et, par la grand’porte, béant sur une flambée de soleil, s’avança toute une compagnie d’infanterie de la marine, fusils baissés, croix et prêtre en tête.

Elle s’échelonna de chaque côté des tréteaux. Un flot de sergents, de caporaux et de soldats, les curieux de la première heure, plusieurs nouveaux venus, beaucoup de négresses à sa suite, pêle-mêle se répandirent aux quatre coins de la nef ; puis : Portez armes !… Présentez armes ! commanda d’une voix brève le lieutenant de service. Des mains tapèrent sur les fusils, — personne ne pleurait ; — et le cercueil de Barrateau pénétra dans l’église, sous un drap noir, sous sa tunique, son shako et son sabre. On le déposa sur les tréteaux.

Ce diable de cercueil, avec son cadavre en piteux état, sur mes derrières, débuta par m’occasionner une sorte de fraîcheur nerveuse à une omoplate, à l’omoplate dont il était proche, — cela me gênait ; — il me travailla ensuite l’intellect, rien ne s’y formulait, mais je ne m’amusais plus ; — et, à fin de compte, je repensai à Pœuf. Autant je l’avais excusé la veille, dans les transports d’une récente surprise, autant il me parut soudain répulsif et brutal, comme balayé en moi par un vent d’impressions immédiates : « Je n’avais point rêvé !… Pœuf était en prison ; rien de plus vrai décidément !… Il avait tué l’homme couché là, sous le drap noir… Barrateau !… ce pauvre Barrateau… un excellent soldat !… un légionnaire ! — Fallait-il être assez canaille ! »

— Tu vas prier pour Pœuf, n’est-ce pas, mon chéri ? me dit ma mère.

J’ouvris la bouche et faillis répondre : » Oh ! non, par exemple ! » — mais quelque chose, une appréhension vague, m’en détourna.

Quittant la sacristie d’ailleurs, un vieux prêtre, à ce moment, cahin-caha, se dirigeait vers l’autel, et je fus distrait par les tignasses crépues et les soutanelles pourpres des deux enfants de chœur qui le précédaient. Il s’inclina devant le tabernacle ; les négrillons s’agenouillèrent, et un orgue se mit à glapir d’aigres notes, — de même que la clarinette, naguère.

La tête lourde, avec, sur un fond de pensées veules, d’un peu moins nuageuses pensées où, continuellement, venaient atterrir, sans jamais y stagner, des bribes de souvenirs, de mystérieuses inquiétudes, l’image pâle de l’adjudant, d’excentriques évocations, de fugitifs reflets, mille apparences vaines, des simulacres de projets, un certain nombre d’avatars où j’étais tout excepté moi, longtemps j’écoutai mal des psalmodies, et braquai d’abêtissants regards sur mes mains, sur mon chapeau, sur la flamme des cierges, sur la croix violette étalée contre le dos du vieux prêtre ; — puis, la messe allant son train, je redevins lucide.

Et la présence de Barrateau, de ce Barrateau dont la physionomie m’avait été désagréable, ne me gêna bientôt plus ; tandis que cheminait en moi une face lointaine et malheureuse, — celle de Pœuf quêtant son pardon.

Elle m’ennuya d’abord, fatigua mon esprit, las de s’y être trop attaché ; mais, la question de savoir pourquoi Pœuf avait tué Barrateau me revenant, je la sondai encore de toutes manières. — On entonnait le Dies iræ, dies illa, et, de temps à autre, l’orgue trouvait des notes profondes.

« Oui, pourquoi Pœuf avait-il tué Barrateau ? » Je m’étais bien ingénié à scruter Robert là-dessus ; j’avais bien employé ma souplesse d’enfant à tâcher de le surprendre, de l’amadouer ; mais, sans doute par ordre, il avait aussi prétendu ne rien savoir.

Et je m’ahurissais de plus en plus ; et de la colère, une effroyable colère me battait les tempes ; et sempiternellement me revenait la même question, comme un hoquet : Au nom de qui, au nom de quoi Pœuf a-t-il tué Barrateau ? — J’y gagnai presque la migraine.

J’avais beau me répéter : « Bah ! puisqu’on s’obstine à ne pas souffler mot, c’est que la chose doit être vilaine, très vilaine ! » cela ne me suffisait d’aucune sorte, ne me rendait ni moins petit, ni plus expérimenté devant cet inconnu malpropre et attractif que mon âge seul m’interdisait de percer.

— La messe est finie ; allons-nous-en, me dit soudain ma mère.

— Déjà ?

Je regardai : quatre soldats venaient en effet d’empoigner le cercueil de Barrateau.

Nous quittâmes l’église et nous dirigeâmes vers notre maison, sous un soleil écrasant.

La rue, le ciel clair, la disparité des milieux, l’aspect de cases difformes, les regards brefs que je ne cessais de jeter derrière moi sur le cortège de l’adjudant, commencèrent bien, durant quelques minutes, par me débarrasser de la question, de l’obsédante question dont j’étais pénétré ; mais, à la hauteur du Champ-d’Arbaud, quand, de loin, je distinguai le seuil où tant de jours j’avais vu Pœuf, mon brave Pœuf, au repos, elle m’entreprit avec une vigueur nouvelle. « Il eût été cependant si facile à ma mère de me sortir de peine ! » Une envie de pleurnicher me tarabusta. « Voyons, fallait-il mentir, brûler mes vaisseaux, et, à bout d’expédients, là, de suite, histoire d’intimider et peut-être d’arracher un mot significatif, jurer que je savais pourquoi Pœuf avait tué Barrateau ? — ou simplement continuer de me taire, jusqu’à ce qu’un hasard me donnât satisfaction ? » Je me le demandai ; puis, tout heureux d’une idée subite, aussitôt rasséréné, je résolus de me tirer d’affaire en m’adressant aux soldats qui, tour à tour de garde à notre porte, eux au moins étaient sans vergogne, et ne recevraient point la consigne de se tenir cois.



— Papa ne déjeune donc pas avec nous ? dis-je, lorsque nous fûmes prêts à nous mettre à table.

Mon père avait déjeuné, conduisait Barrateau jusqu’au cimetière.

Et on m’avertit que, si on me laissait mon costume des dimanches, c’était pour faire une visite chez l’ordonnateur.

Les visites, en général, ne me souriaient guère, et je le témoignais ; mais celle-ci, chez cet ordonnateur, haut gradé du commissariat de la marine, bonhomme, père d’une fille à peu près de mon âge… de Marie ! avait de tout temps eu le don de m’épanouir.

Je déjeunai donc avec appétit ; nous mangeâmes de la barbadine au dessert, de la barbadine sucrée au kirsch, — je l’aimais beaucoup ; — et, après avoir été rôder par la cuisine, — il ne s’agissait plus de Pœuf ! — après avoir longuement gratté l’occiput d’un sapajou que je chérissais ; après avoir exaspéré un ara, un gros ara bleu et jaune, dans notre cour, je me trouvai heureux de bientôt revoir Marie.

Vers les trois heures, nos siestes achevées, d’un large perron où je m’empressais de sonner, un nègre, gileté de rouge, ne tardait pas à nous conduire, ma mère et moi, sur une véranda. La famille de l’ordonnateur y était réunie. La grand’mère, profil de macaque, une étonnamment vieille créole, desséchée, ridée, coiffée en madras d’un foulard crème, le menton et le nez tiquetés de pois chiches, au large dans un peignoir



sac de mousseline à fleurs, occupait un fauteuil canné, à bascule ; l’ordonnateur, un petit gros, barbu, habillé de coutil, berçait sa femme, une brune gentille, très pâle, vautrée au fond d’un hamac d’aloès ; et Marie… Marie ! en jupes courtes, ses longs cheveux bouclés au travers des épaules, — elle rougit quand elle m’aperçut, — Marie, au pied d’une chaise, dévêtait, pour la coucher sous son mouchoir, une superbe catin martiniquaise, en peau jaune, aux yeux d’amande, ornée d’un collier d’or. Un ruban de soleil, contre un garde-fou panaché de verdures, chargé de pommes-lianes, de grappes roses, entre l’ombre bleuâtre où semblait prête à s’évaporer cette famille et des stores de soie bleue, à demi levés, rutilait sur le parquet. Les murs étaient tendus de nattes paille, pleines d’oiseaux peints. Aux quatre coins de la véranda, des grenadiers sur des vases en forme de tulipes, arrondissaient de grêles feuillages, pomponnés de vermillon. J’avais tout embrassé d’un coup d’œil.

La vieille et sa belle-fille s’étant levées cependant, puis l’ordonnateur nous ayant fait asseoir, une conversation venait de s’engager à propos de Pœuf, conversation où la voix de ma mère, sans accent fadasse, éclipsait les voix qui l’interrogeaient. Pauvre Pœuf !… Comme les oreilles devaient lui tinter ! J’en négligeai Marie, tant j’espérais que ma mère allait oublier ma présence, et là, raconter enfin pourquoi il avait tué l’adjudant. Mais, sur un signe d’elle, quand jaillit la minute, cette minute où l’on écoute des oreilles et de l’âme, la vieille, l’horrible vieille, — je l’aurais déchirée ! — grasseya :

— Marie, si tu laissais ta poupée pour faire à André les honneurs du jardin ?

Marie abandonna sa poupée, se munit d’une ombrelle ; nous descendîmes un escalier de pierre, et brusquement nous nous trouvâmes au grand soleil, l’un et l’autre un peu éblouis.

— De quel côté veux-tu te promener ? me demanda Marie, — du côté de la basse-cour ou du côté du bassin ?

— Où tu voudras, répondis-je, — du côté du bassin.

Et une douceur contemplative s’éparpilla en moi ; et, au mépris de ce que j’aurais pu apprendre sur Pœuf, je me sentis tout joyeux d’être seul, à deux pas de cette petite Marie si aimante et si jolie avec ses poignets nus, sa robe rose et ses minuscules bracelets de corail.

Nous marchâmes d’abord sans nous rien communiquer, elle, placide, moi, l’ouïe à la musique tumultueuse que trompettaient, dans un massif de balsamines, les frelons et les mouches à miel ; puis, comme s’élançait, au détour d’une allée, le plumet frémissant d’un jet d’eau, Marie, qui avait ouvert son ombrelle, m’adressa derechef la parole :

— Tu n’as pas trop chaud ?… Tu ne désires pas que je t’abrite ?

Je déclarai, pris d’une arrière-pensée de me faire valoir :

— Non, va ! merci… Les hommes n’ont pas besoin d’ombrelle !

Et je courus à cloche-pied pendant quelques mètres. Marie s’était arrêtée pour me regarder :

— Comme tu vas vite !

— Et longtemps donc… si je voulais ! répondis-je.

Elle me rejoignit.

— Sais-tu comment ça s’appelle, ça ? m’écriai-je alors, le doigt sur un arbuste, avec l’intime et de plus en plus précis dessein de m’étaler aux yeux de mes affections.

— Ça !… oui, c’est un myrte.

— Et ça ?… et ça ? et ça ? répétai-je, coup sur coup, en lui montrant tantôt des fleurs, tantôt un arbre.

Elle ne s’abusa point une fois. J’étais aussi charmé d’elle que mécontent de mes premiers essais de supériorité.

— Si nous nous amusions à qui sautera le plus loin ? dis-je, de guerre lasse.

Mais elle secoua négativement la tête :

— Il fait trop chaud.

Je la dévisageai, elle souriait ; et nous continuâmes notre promenade vers le bassin, dont les eaux nous apparurent toutes lamées de reflets écailleux.

Il y avait un banc, auprès du bassin, à l’ombre d’un camaïtier, nous nous assîmes, et là, bien à l’ascension poudroyante du jet d’eau, tandis que deux canards huppés nageaient, plongeaient, battaient des ailes sous la pluie fine qui tombait, nous demeurâmes un instant béats, un peu étourdis.

— Je suis contente que tu sois venu ! me dit pourtant Marie.

— À cause ? demandai-je, en rabotant de mes souliers le sable de l’allée.

— Mais, André, parce qu’on ne te voit pas souvent.

— Alors, m’écriai-je, très jaloux de la phrase qu’elle avait lancée, — tu serais moins contente de me voir si je venais tous les jours ?

— Oh ! non, fit-elle, — ce n’est pas ça que j’ai voulu dire.

Et elle m’examina d’un air sérieux, en croisant l’une sur l’autre ses petites jambes qui ne touchaient pas le sol. Mais je n’étais déjà plus jaloux, je songeais aux canards du bassin. J’aurais souhaité avoir une cabane en pointe, pareille à la leur, plus grande, et y vivre au bord de la mer, avec Marie.

— Tu es joliment bien habillée aujourd’hui ! repris-je.

Elle se parcourut des pieds jusqu’aux épaules, complaisamment.

— Tu trouves ?

— Tu es habillée comme… comme une fleur, accentuai-je, sans oser la regarder.

Et je cueillis une brindille, la portai à ma bouche, me mis à la mâchonner. Marie s’écria :

— Jette, jette… c’est peut-être du poison. Moi, papa m’a défendu de rien mettre dans ma bouche.

— Bah ! proclamai-je, la mine aussi dégagée que possible, — quand même ce serait du poison ?

Je me sentais le cœur d’un héros.

— Voyons, André, jette… répéta-t-elle. À quoi bon risquer du mal… pour faire de la peine à ta mère ?

Je jetai la brindille ; mais, en moi-même, parce qu’un tas d’idées saugrenues me germaient dans la tête, sans liaison aucune, je désirai tout à coup que Marie chût au fond du bassin, afin de l’en tirer.

— Tiens ! dis-je cependant, pourquoi n’as-tu pas apporté ta catin ?… Nous aurions joué… Elle est très belle, ta catin.

— N’est-ce pas ?… C’est une de mes tantes qui me l’a envoyée de Fort-de-France. Je ne l’ai que d’hier… Veux-tu que j’aille la chercher ?

— Bé ! non, va ! fis-je. — Si tu l’avais eue, tant mieux ; mais puisque tu ne l’as pas, nous nous en passerons.

Nous restâmes silencieux ; les canards se mordillaient les plumes ; puis, sur une poussée de souvenirs, au moment où je me préparais à savoir de Marie si elle avait connu Pœuf, si elle se le rappelait, nos intentions se rencontrèrent et elle me demanda :

— Pœuf… le soldat qui a tué un autre soldat… est-ce que c’est celui que j’ai vu à ta porte ?… Celui qui avait une grande, grande barbe ?

— Oui, déclarai-je, — mais ce n’est pas un soldat, c’est un sapeur.

— Un sapeur ?

— Les sapeurs ont des haches. Tu sais bien ?… C’est eux qui ont un tablier blanc, et qui marchent devant la fanfare.

— N’importe ! continua-t-elle, — tu as joliment pleuré, n’est-ce pas ? quand on t’a dit qu’il était en prison. Moi, je pleurerais joliment si on menait ma négresse en prison.

Il doit exister des jours où l’on s’éveille menteur, bête, mauvais ; car, au lieu d’avouer que j’avais versé d’innocentes larmes et que le malheur de Pœuf m’avait ému, je voulus faire l’original, l’esprit fort, et publiai :

— Oh ! moi, je ne suis pas sensible ; tout ça m’a été bien égal !

— Oh ! le vilain ! dit aussitôt Marie.

Mais, trop jeune pour supporter un rôle, j’avais rougi et m’étais déjà blâmé de ma fanfaronnade.

— Le vilain ! le vilain ! répéta Marie.

Et ce fut très penaud que j’essayai de me disculper en narrant la lugubre messe et le bout de funérailles auxquels j’avais assisté, le matin. J’en arrivai même à tellement bredouiller, surchauffé que j’étais par un débordement nerveux d’affection, par des remords, par la certitude d’être idiot, que des larmes me montèrent aux cils et m’interrompirent.

— Comment ! scanda Marie, — tu pleures ?

Je me tus pour ne pas éclater, la face douloureuse, avec un tremblement aux lèvres. Mais quand elle eut ajouté : « Voyons, ne pleure pas… il ne faut pas pleurer ! » — j’abandonnai tout respect humain.

— Mon pau… mon pau… mon pauvre Pœuf ! sanglotai-je, les bras sur les yeux.

Marie soupira :

— Aussi, pourquoi être méchant ?… pourquoi ?

Il m’eût été difficile de l’expliquer.



— Veux-tu que nous retournions à la maison ? me demanda-t-elle.

Je fis : non, afin qu’on ne me vît point en déplorable état. « Qu’aurait pensé ma mère ? Qu’auraient pensé de moi l’ordonnateur, et la vieille ? »

Mon chagrin cessa d’exploser à la longue, mes larmes de s’épandre ; mais comme j’avais le visage mouillé, Marie me le sécha.

Et ma poitrine fut moins oppressée, ma tête plus légère, et, pour avoir pleuré mon soûl, de toutes mes fibres commença de se dégager une sorte de bien-être spécial : le bien-être des gens qui ont repris leur naturel.

Les canards dormaient ; une chaleur humide s’enlevait du bassin, et Marie, à mon côté, tenait une de mes mains entre les siennes.

Eh bien ? m’écriai-je alors, afin de ne plus garder le silence.

Elle arrondit ses lèvres et m’embrassa.

Je l’embrassai à mon tour, — elle inclina vers moi, — je l’embrassai de nouveau, — frissonnante, elle avait rentré son cou dans ses épaules ; — et j’allais lui dire : Mon Dieu, Marie, que je t’aime ! quand, sur la véranda, deux voix crièrent à l’unisson ;

— Marie !… les enfants !… Où étes-vous ?… Revenez !

Nous répondîmes :

— Tout de suite !… Nous sommes ici !

Et, l’imagination contrite, sans même échanger un traître mot, d’abord au pas de course, puis à une allure très lente, nous regagnâmes la maison.

— Vous êtes-vous bien amusés, au moins ? nous fut-il demandé.

Nous nous étions bien amusés.

Je feignis de ne plus voir Marie ; je tendis le front à l’ordonnateur, à sa femme, à la grand’mère ; et nous les quittâmes, ma mère et moi.


Mais, brusquement, je me sentis maussade, énervé, jaloux de cette famille dont j’aurais voulu être, las aussi, besogneux de solitude et mécontent de retourner chez nous. L’aspect lointain du Champ-d’Arbaud où manœuvrait un escadron de gendarmes, le long du vieux gouvernement, sous un soleil qui baissait vers la mer, n’attira mon attention qu’une minute.

Du vide ! c’était du vide qui descendait en moi maintenant, un vide glacé, un vide morbifique, un vide immense. Et je me trouvais malheureux, digne de compassion, abandonné, surtout abandonné. « Pourquoi n’avais-je pas de sœur ?… pourquoi, au lieu de frères, de deux grands diables de frères, — ils faisaient leurs études en France, — pourquoi mes parents ne m’avaient-ils pas donné une sœur ?… une sœur tendre et douce… jolie… une petite sœur comme Marie, par exemple !… Chère Marie ! » — Et je me mis presque à pleurer, encore ; et mes regards vaguaient tristement sans rien voir…

Ah ! Pœuf, mon ami Pœuf ! comme j’étais en train de t’oublier !





Des semaines se passèrent, de fastidieuses semaines où le ciel implacablement luisait, et, parce que je me désaccoutumais de Pœuf, m’étais un beau matin fatigué de toujours interroger pour ne jamais savoir, il ne m’apparaissait plus que de loin en loin, à travers des souvenirs dont les contours se déformaient chaque heure, chaque minute davantage.

Une assez chaude intimité venant au reste de s’établir entre la famille de l’ordonnateur et la mienne, il m’avait été permis de mieux fréquenter Marie.

Nous nous aimions, sans nous l’être déclaré, — la chose était certaine, visible, et, par un accord tacite, aussitôt réunis maintenant, nous n’avions qu’un but : celui de rechercher des tête-à-tête. André ! Marie ! où sont-ils donc ?… Pfft !… disparus ! dans le jardin ou sur la véranda lorsqu’on nous croyait au salon, et au salon si on nous appelait d’une terrasse. Nous jouions, causions, nous embrassions sous les plus fallacieux prétextes, — c’était tout ! — mais, quelles extases simples ! quelle inexpérience ! — Je l’avais invitée à nous rejoindre à la campagne, au Camp-Jacob, quand nous irions.

Nos parents s’étaient aperçus de notre cordialité amoureuse, et ils en badinaient de fois à autre. Marie rougissait, moi aussi, souvent ; mais nous ne partions de là ni pour nous refrogner, ni pour moins nous chérir.

— Vous verrez que nous serons obligés de les marier ! avait dit mon père à l’ordonnateur, une après-soupée.

— Ça ferait un drôle de ménage ! s’était jovialement écrié celui-ci.

Nous avions battu des paupières, Marie et moi ; mais, derrière leurs dos, ma petite camarade avait murmuré :

— Certainement que nous nous marierons, n’est-ce pas ?

Ce fut cette même après-soupée que nous échangeâmes nos premiers cadeaux : elle m’octroya deux sous, une pièce de deux sous neuve, et de moi reçut un étui à plumes, un étui en cuivre mince, laqué de rouge, — à la barbe de nos parents.

Sur ces entrefaites, un soir où je rentrais dîner, après m’être croisé avec Marie et sa négresse, — j’étais tout fringant, — mon père annonça :

— C’est demain que le conseil de guerre se réunit pour juger Pœuf.

Je demandai aussitôt :

— Eh bien, qu’est-ce qu’on va lui faire ?

Mais ma mère ayant dit, de son côté :

— Crois-tu qu’il sera condamné à mort ?

Il lui fut déclaré que Pœuf serait d’autant mieux puni qu’on avait été indulgent, l’année précédente, pour un soldat coupable du même crime.

« Pauvre Pœuf ! c’était donc sa faute si… ? »

— Oui, avait répondu mon père.

Il ne plaisantait pas tous les jours.

Et, la nuit terminée, une nuit lente, abominablement chaude, je n’allai point rôder devant la maison de Marie, ne bougeai presque pas de ma chambre, le nez sur de soporifiques lectures. J’étais mal à mon aise, ankylosé, rêveur, l’esprit frappé par cette sentence obtuse qui menaçait un homme dont l’indiscutable et native bienveillance n’avait au fond pas cessé de me toucher. Je l’entendais respirer, marcher, siffler, cracher gras comme autrefois ; je le revoyais avec son nez plein de poils, sa barbe grise, ses oreilles moussues, son large poitrail, et je l’avais aimé si vivant qu’il m’était impossible de me le figurer immobile, blême, tué à son tour, dans un cercueil pareil à celui de Barrateau.

Lorsque mon père revint de la caserne, tard, — on sonnait la retraite, — Pœuf était condamné à la dégradation militaire et à la peine de mort.

Je pensai : heureusement, ce n’est pas Marie qu’on sort de condamner ! puis, me réfugiant auprès de ma mère, tout pénétré d’un obscur désir de me mêler à elle, tout frémissant d’un subtil besoin de protection, je demeurai stupide, les bras, les épaules agités d’un tremblement que j’essayais d’arrêter.

— J’ai très faim, dit alors mon père, en ôtant son sabre.

« C’était Pœuf qui ne devait pas avoir faim, lui ! » Nous nous dirigeâmes vers la salle à manger.

La lampe, sur la table servie, me parut circonscrire une pâleur lunaire, et le potage, dans mon assiette, dégager la senteur de Pœuf, senteur de cuir et de vieux soldat qui, maintes fois, m’avait choquée. L’ombre, hors de l’abat-jour, malgré la torridité de l’atmosphère, pesait à mon dos, y promenait de sinueux frissons, m’élançait, m’anéantissait et me traversait d’une fraîcheur de cave. Un moment, je craignis quelque chose, pour mes jambes que je ne voyais pas, j’en repliai même une sous l’autre, — ce qui m’était défendu ! — avec mille précautions ; puis, mon estomac se serrant de plus en plus, je me mis à considérer une tache brillante, reflet de lumière aplatie au bord de mon assiette ; tandis qu’à coups pressés, d’une main, je tapotais la nappe. Et je sentais ma serviette glaciale et irréchauffable.

— Ah çà ! André, tu ne veux donc pas manger ? dit brusquement mon père.

— Si, si, papa, fis-je.

Et retrouvant un peu d’aplomb, tant bien que mal j’avalai mon potage. « À mort ! À mort !… Pœuf était condamné à mort ! »

Je mentionnai, ce soir-là, un fait : c’est que les mets peuvent gagner le goût des tristesses qu’on a, occasionnellement, aux heures où l’âme se déséquilibre.

Ma mère s’informant tout à coup de la séance du conseil, je ne perdis aucune des réponses grâce auxquelles on lui apprit que Pœuf avait été défendu par un fourrier, qu’il avait changé, vieilli, et que, durant le questionnaire, il s’était laissé aller à de violentes paroles contre sa victime, pour bientôt pleurer et demander à être fusillé le plus tôt possible.

Je m’endormis comme une brute, au dessert, tant j’étais accablé d’impressions. Ce fut à peine si j’eus la force de me dévêtir et de me glisser entre mes draps. Seulement, le lendemain, lorsque je m’éveillai, les nerfs tranquilles, un peu moins tard que de coutume, de ce demi-sommeil où l’on commence à observer, les yeux fermés, et à prêter l’oreille, la tête close, je me redonnai à Pœuf et m’affligeai encore de ne pas même savoir pourquoi il avait tué Barrateau. Je m’habillai, me débarbouillai, furieux de mal me rappeler une leçon difficile ; — puis, sur le point d’ouvrir une porte, alors que je cherchais mon père afin de lui souhaiter le bonjour, je l’entendis qui clamait, dans son bureau, d’une voix fâchée :



— Tu y tiens ?… Tu consens à ce qu’un galopin comme André aille…

Ma mère l’interrompit :

— Qu’est-ce que tu veux ! Je crois que nous ne pouvons refuser, que ce serait cruel…

— Eh bien, soit ! il ira.

Je parus sur cet : il ira ; mais, sans au préalable m’embrasser, mon père me tendit un chiffon de papier jauni, presque sale, où, lentement, je déchiffrai :

Mon colonell,

Cet un pauv mis e rab condané a mor qui nez pa un mechanthom tou de meme qui pran la liberté de vous anvoillier son souvenire et de vou dmandé mon colonell a vous qui autfoi l’avé rçu comm un perre, de lui autorisé a voirr et en brassé mesieu Endré une foi ancor a van que de mourirr.

Je sai que jdmand la un grande fa veur e que dhabitud on na corde dé fa veur qua ceuss qui des fend leurs patrie au lieur de la des honorés, mais je sui été un bon soldat avant que dan étr un mové.

Dite mon colonell a cordé moi la faveur passe que geai tou jour considé rai mesieu Endré comm si qu’il été mon prop fisse et qu ca sra ma consoll a ssion que de lvoirr.

Que si vot queur et le ser vis an se jour daujour dui il ne vous disés pas de ma cordé la faveur, je su pli vot bon dame qui ma souvan fai do nez des bons morceau a la quisine de mdo nez mesieu Endré en ré companss que jlai tant condui à la promenad desur son ane etpis a pié.

Je nsui pa comm Bau coups d’aut solda qui vou dré se van gé des o ficié quan on lesa puni non mon colonell je vou estim mai il fo ma cordé mesieu Endré é



vou veré que je ne crin pa la morts. Je mourré comm si que ce srai pour lé drapo de la frances.

Je sui aveq Respé mon colonell ce lui que vou vou lié quil pass caporall sa peur quan il soré écrir.

A cordé moi mesieu Endré au nom du bon dieu.
Pour Peuf

Delporte, solda de 1re class au 2e régiman d’infanterie de marine.


— Eh bien ? demandai-je, effaré, en me raidissant contre une douloureuse envie de rire.

— Eh bien, répondit mon père, je vais te confier à Chassagnol, et, de ce pas, vous allez pousser jusqu’à la prison.

Je me rappelai, de la veille, que Pœuf avait beaucoup changé, beaucoup vieilli, et une sensation rude m’attaqua le derme.

Cette course à la prison me délivrant toutefois des deux heures de travail auxquelles on m’astreignait chaque matin, je repris vite hardiesse, et fus bientôt disposé à partir.

— Êtes-vous prêt, Chassagnol ? criai-je au sous-officier.

Il répondit :

— J’arrive.

Puis il arriva en effet, très gros, très rouge, très large dans sa veste d’uniforme et dans son pantalon blanc d’ordonnance.

— Vous savez, n’est-ce pas ?

— Oui, je sais, je sais !… le colonel m’a expliqué… En route !

Et nous partîmes.

Il ventait ; de gros nuages d’un noir violacé traînaient par le ciel ; et, à l’entrée d’une rue qui fuyait vers le cours Nolivos, nous aperçûmes la rade, houleuse, moutonnante, tout ouatée d’une écume sur laquelle tanguait un brick au mouillage.

— Dites donc, Chassagnol… commençai-je.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Je poursuivis :

— Vous devriez bien me raconter pourquoi Pœuf a tué Barrateau.

— Comment ! vous ne le savez pas ?

— Non.

— Mais tout le monde le sait, mon bel ami !

Je fis : Ah ! l’œil candide, de même que si le hasard ou des préoccupations ne m’avaient pas permis de plus tôt m’enquérir de la chose ; puis je répétai, au bout d’un silence :

— Dites, Chassagnol, pourquoi ?

Il décocha un petit rire de gorge.

— Vous questionnerez votre père, quand nous rentrerons… Ça ne regarde pas les moutards.

Ma curiosité était encore déçue.


— C’est idiot, à la fin ! pestai-je.

Et nous continuâmes d’avancer vers la prison.


Chassagnol s’ingéniant à fredonner tout à coup, je m’arrêtai net.

— Eh bien, quoi ? demanda-t-il, — nous ne marchons plus ?

Je l’aurais battu.

— Peut-on chanter, lorsqu’on va voir un pauvre homme dans une prison ! m’écriai-je.

Il me répondit :

— Bah ! qu’est-ce que ça fait !

Je haussai les épaules.


Il ne fredonna plus, mais pendant cinq bonnes minutes, je le surpris à m’examiner, de temps à autre, d’un air goguenard.

Il voulut me parler ; je restai coi.

— Nous sommes fâchés ?

— Oui, prononçai-je sourdement.

Et nous ne tardâmes point à déboucher devant la prison, prison cosmopolite où les militaires et les civils étaient indifféremment coffrés.

— Si vous ne connaissez pas la geôle, la voici ! me dit alors Chassagnol, d’un ton plaisant. — Elle a une fichue mine, hein ?

Mon cœur se serra.

Nous dépassâmes un factionnaire ; Chassagnol parlementa un instant avec un mulâtre qui, là, debout, en manches de chemise, fumait un long cigare au grand air ; puis, celui-ci nous précédant, nous enfilâmes un ténébreux couloir, un escalier, et finîmes, au milieu d’un second couloir, par stopper vis-à-vis d’une porte à guichet fermé.

Le mulâtre cogna du poing contre la porte ; une clé tourna dans une serrure grasse ; la porte s’ouvrit en grinçant ; un homme, un gardien, s’effaça pour nous livrer passage ; — et je reconnus Pœuf, étendu tout habillé sur un lit de camp. Il dressa la tête.

— Pœuf, c’est moi, dis-je.

— Ah ! m’sieur André, fit-il aussitôt. — Nom de nom !… Cré nom de nom !

Et se balançant un peu, il s’assit par un violent effort de reins.

— On a donc voulu… On a donc bien voulu… Le colonel a donc voulu ?… balbutiait-il.

Sa barbe remua, et d’épaisses larmes lui coulèrent le long des joues.

J’eus froid.

— C’que j’suis content ! déclara Pœuf.

Moi aussi, j’étais content, très content de le revoir ; mais, qu’il avait changé ! tout en n’ayant pas changé selon l’esthétique de mes récentes imaginations. Sa barbe, ses cheveux avaient perdu leur lustre ; ses yeux s’allongeaient plus clairs, s’arrondissaient plus grands ; et sa face, d’une maigreur tirée, enfermait cet on ne sait quoi de souffreteux et de bleuissant des faces que, d’habitude, la maladie se plaît seule à émacier.

Il se leva, pleurant toujours, sans une grimace.

— Vous vous souvenez, m’sieur André… quand nous allions nous promener ensemble.

— Oui, Pœuf.

— Nous nous sommes amusés, hein ?

— Oui, P…œuf.

— Avec qui qu’vous vous promenez, maintenant ?

— Avec les autres sapeurs.

Il dégouffra un profond soupir et s’approcha de moi.

Je reculai involontairement.

— Vous avez peur ? me demanda-t-il d’une voix suffoquée. — Vous croyez donc que j’voudrais vous faire du mal… à vous ?

Et comme je ne répondais point, il ajouta :

— Il n’y a pourtant guère de danger, allez !… J’ai la camisole… J’peux pas bouger les bras.

Je le considérai, et je vis qu’en effet il avait une singulière blouse en étoffe grise, solide, dont les manches étroites et lui collant les bras au ventre passaient entre ses jambes et devaient être attachées derrière son dos.



Il reprit, avec douceur :

— Je n’ferais pas de mal à une mouche, c’est pas pour vous en faire.

J’ignore ce qui germa en moi, si j’eus honte d’un premier mouvement, ou si cette voix bonne, en me parlant, m’avait amolli et pétri à sa guise ; mais je devins autre.

— Oh ! Pœuf, murmurai-je, — je sais bien que tu ne voudrais pas me faire du mal… Je le sais bien, va ! et maman aussi ! et papa !… Sans ça, on ne m’aurait pas laissé venir.

Chassagnol et le gardien nous regardaient ; ils se tenaient près de la porte ; et je remarquai que le sergent n’avait plus son sourire narquois. Pœuf continuait à pleurer silencieusement.

— C’est ici que tu restes ? demandai-je.

Il inclina la tête.

— Pourquoi t’a-t-on mis cette vilaine blouse ?

— J’sais pas.

— Elle doit te gêner beaucoup.

Il inclina de nouveau la tête ; mais je découvris qu’il m’écoutait à peine et que sa pensée vaguait.

— Dites donc, m’sieur André, proclama-t-il soudain, — c’est le frère et la sœur qui ne s’doutent guère, en ce moment ici, que j’suis en prison et que j’vas bientôt passer l’arme à gauche !

C’était sa phrase coutumière, malgré la variante, sa phrase de jadis, lorsque, sa soupe mangée, il se curait les dents avec son épinglette de tir ; mais je ne m’y attachai point, me contentai de lui jeter une mélancolique œillade, tant mon être fut bouleversé par cette parole de mort qu’il me débitait là, tranquillement. Il avait cessé de pleurer.

— Enfin, ça y est ! Qu’est-ce que je pourrais y faire ! déclara-t-il.

Et se tournant vers Chassagnol, il lui sourit d’un air navré, disant :

— N’est-ce pas, sergent, qu’faudra qu’j’y passe ?

Chassagnol répliqua :

— Je crois qu’il vaudrait mieux ne pas vous monter le coco, attendre des nouvelles de votre recours…

Le gardien opina du bonnet ; Pœuf n’ajouta rien ; mais il me sembla qu’aucune lueur d’espoir ne lui traversait les yeux.

Il revint s’asseoir sur son lit, ne me perdit pas de vue ; — je me jugeais inepte à force de chercher quelque chose à exprimer, sans y réussir ; — mais, une sonnerie de clairons, une sonnerie lointaine, joyeuse, ténue, chantonnant alors, Pœuf se remit debout et, le col tendu, les narines ouvertes, d’un pas égal commença d’arpenter la cellule. La sonnerie approcha ; certains éclats vibrèrent jusqu’à nous, accompagnés d’un tapage de souliers frappant la terre ; Pœuf murmura : « Les camarades ! » puis, tout bruit s’éteignant peu à peu au milieu d’un silence énorme, j’entendis Chassagnol respirer.

— Hop ! monsieur André, fit soudain le sergent, — il va s’agir de nous en retourner.

— Déjà ? s’écria Pœuf.

Et je vis qu’il était prêt à pleurer encore.

— Faudrait pourtant que j’vous donne… une brinbiolle… en souvenir ! dit-il. — Qu’est-ce que j’vous donnerais bien ?

Il parut s’absorber un moment.

— Ah ! reprit-il, — j’ai notre affaire.

Et s’adressant au gardien :

— Rendez-moi donc le service de fouiller ma tunique, là, au clou, continua-t-il.

Et comme le gardien lui obéissait, avait introduit sa main dans la poche de la tunique :

— Trouvez-vous ? demanda Pœuf.

— Quoi ?

— Un étui… un gros étui.

— Ça ? interrogea le gardien, en montrant une sorte de paquet noir que je reconnus aussitôt.

— Oui, répondit Pœuf. — Donnez à l’enfant.

C’était la clarinette, la fameuse clarinette des sérénades et du bord de la rivière. Je la pris à deux mains.

— Oh ! fis-je, content. — Comment !… tu me la donnes ?

— Oui, déclara-t-il. — C’est pour vous.

— Je te remercie, Pœuf.

Et, sur ma parole, je crois que devant ma visible satisfaction, sa pauvre figure s’illumina d’un sourire satisfait aussi.

— Je suis bien aise que ça vous aille, dit-il cependant.

— Voulez-vous m’embrasser ?

Je lui sautai au cou et, de toute mon âme, le baisai dans ses récentes larmes, sans dégoût pour la mort de Barrateau.

— Ah ! mon bon p’tit, marmottait-il, — mon bon p’tit m’sieur André !… Quel malheur qu’on ne doive plus se revoir !

— Nous nous reverrons, Pœuf… Tu ne mourras pas… Je ne veux pas que tu meures… Je ne veux pas… Je ne veux pas.

Et je fondis en larmes, à mon tour, — tant le don inattendu de la clarinette m’avait impressionné, tant je sentais d’affection en Pœuf, d’affection et de douleur concentrées.

— Tiens ! tu as bien fait de tuer Barrateau, m’écriai-je.

— Oh ! le bon p’tit ! répéta-t-il, — le bon p’tit !

Sa barbe tremblait.

— Voulez… voulez-vous que j’vous dise ? me demanda-t-il alors, les dents serrées.

— Oui, Pœuf.

— Eh ben, toutes les femmes sont des coquines.

Je rougis immédiatement, saisis, à travers ma perturbation et la naïveté de mon âge, qu’une femme avait dû lui causer de réels chagrins ; mais la pensée de Marie me survenant, je protestai :

— Oh ! non, Pœuf, pas toutes… pas toutes !

— Vous verrez plus tard si je vous mens ! répliqua-t-il.

— Vous verrez !

— Allons, monsieur André, partons ! fit Chassagnol.

— Vous verrez !… Vous verrez ! continuait Pœuf, de plus en plus à son idée.

Je l’embrassai une dernière fois ; il me suivit d’un regard morne, tandis qu’on m’entraînait ; — et la porte claqua sur mes talons, la massive porte à guichet fermé.

J’étais dans le même couloir que précédemment, un bras sous les gros doigts de Chassagnol, avec la clarté pâle de l’escalier devant moi.

— Vous savez ! me déclara le sergent, au bout de quelques minutes, quand, à demi-chemin de notre maison, en butte à des rafales qui menaçaient les chapeaux, nous aperçûmes derechef le brick au mouillage et la rade houleuse, — vous savez ! ne répétez pas au colonel ce que Pœuf nous a déblatéré au moment de le quitter. C’est sur moi que ça retomberait !

— Je ne demande pas mieux, repartis-je, — mais vous ne raconterez pas non plus ce que je lui ai dit ?

— Que lui avez-vous dit ?

— Qu’il a bien fait de tuer Barrateau.

Chassagnol ne put s’empêcher de rire.

Je ris de même, plus fort que lui, bêtement ; puis, comme s’apaisaient, se calmaient et se lénifiaient déjà les tristes impressions de ma visite à Pœuf, visite dont les péripéties divergeaient autour d’un point central, mystérieux, je ne tardai pas à rallier ce point : « Pourquoi les femmes… toutes les femmes étaient-elles des coquines ?… coquines !… toutes ! » Je me heurtai à des murs. « Oui, pourquoi… pourquoi ?… Qu’est-ce que je verrais, plus tard ? » J’eusse désiré vieillir sur-le-champ, afin de voir et de savoir, moi aussi.

Je me rappelai la cellule de Pœuf, une cruche en grès au pied du lit, un baquet dans un coin, la fenêtre, fenêtre si l’on voulait, au sommet de laquelle ne se distinguait qu’une mince bande de ciel. Mais bientôt, accélérant le pas, avec l’insouciance cruelle dont jouissent les enfants, dès qu’ils reprennent leurs habitudes, je fus au seul plaisir de posséder une clarinette.

Elle était là, sous mon bras, dans son étui, et j’avais hâte de la montrer à mes parents.






L’hivernage arriva. Le ciel voyageait, un ciel d’ardoise que barbouillaient des nuées blanchâtres, des vapeurs safranées, des fumées d’un rouge opaque ; il s’éventrait, jetait une tapageuse averse, creusait des ruisseaux, changeait les ruisseaux en rivières, aplatissait l’herbe, cinglait les maisons, appesantissait les feuillées, dressait de prodigieux arcs-en-ciel dans de subites échauffourées de lumière ; puis, sous une brise imprégnée d’aromates, la terre séchait comme par magie, l’herbe se piquait de feux diaprés, les arbres se remettaient à verdir, les habitations à s’éclairer, le soleil à irradier sur des horizons poudroyants. Et cela durait jusqu’à ce qu’une ondée flagellât tout encore. C’était l’époque où les vents du sud et de l’ouest vomissent de l’eau à travers la Guadeloupe, où s’éteignent les poitrinaires, où l’on vit chez soi, où les perroquets, détestant leurs perchoirs, le bec farouche, se hérissent au clapotage mou des pluies, crient et battent furieusement des ailes. — Je ne m’amusais guère.

Ma mère présidait à mes récitations, Chassagnol à mes exercices de calcul, mon père à mes autres études. Et il n’était plus question de Pœuf, depuis que son recours en grâce voguait vers la France.

Je conservais sa clarinette ; j’y tenais ! on ne m’en eût pas séparé facilement ; mais elle ne me flattait plus, gisait au fond d’un tiroir, — d’une après-midi où, pour l’avoir embouchée, j’avais excité la réprobation des miens : « Est-ce qu’on se fourrait aux lèvres un instrument ainsi mordillé d’avance ?… un vieux, un malpropre, un ignoble instrument ? Pouah ! » — Vite, je m’étais gargarisé.

Un événement se disposait d’ailleurs à me créer un peu plus homme et à m’ouvrir l’intellect sur un tas de choses qui, faute de réflexions graduées et de substantielle expérience, m’avaient en partie échappé jusqu’alors. Il se développa un samedi, jour de l’Assomption, — je me le rappelle — dans le jardin de l’ordonnateur, près du bassin et des deux canards. Le temps d’écarquiller les yeux, de m’indigner, de m’assombrir, d’opérer une rapide volte-face, — et Marie m’avait effectivement préféré un maigre adolescent, fils du procureur général de la colonie !

Les bras m’en tombaient. Très abattu, très penaud, je pus dissimuler sur le moment ma rage d’orgueil meurtri ; mais, de retour chez nous, assoiffé de solitude, quand, par le caniculaire grenier où de suite je m’étais réfugié, en haine du prochain, j’eus gesticulé mon mépris et bien promené mes rancœurs d’une poussiéreuse lucarne à un fauteuil boiteux, puis du fauteuil à une seconde lucarne, tous mes nerfs se détendirent. « Oh ! certes ! ah ! ma foi, oui ! Pœuf avait eu joliment raison de le proclamer : les femmes étaient des coquines, de vraies coquines, de rudes coquines ! » Quel mot ! Il m’emplissait du haut en bas, synthétisait mes ressentiments, les faisait moins revêches, moins âpres ; et je le savourais, me l’appropriais à cette heure comme si je l’eusse imaginé, lui dont le goût de poivre long m’avait tant surpris, quatre semaines auparavant. Et je me le répétai avec une joie vengeresse, la face ruisselante de sueur, le cœur ulcéré contre cette Marie, cette perfide Marie qui, là, en quelques minutes, dans sa robe rose d’autrefois, venait de me jouer le tour de m’oublier. « Qu’allait penser l’ordonnateur en apprenant que sa fille… ? » Les deux sous, la pièce de deux sous neuve dont elle m’avait gratifié, sonnant alors, par hasard, au milieu d’une poche où ma main, depuis un instant, tournait et retournait un sifflet d’étain, une bille d’agate, de la ficelle, mon mouchoir, je la saisis et la lançai au loin, les yeux clos, afin de ne pas voir où elle se perdrait. « Car je ne me sentais pas coupable, n’avais pas mérité qu’on me préférât un dadais, un grand dadais, un sot !… une espèce de crétin !… un imbécile à museau de racoon ! »

Une seconde, — tandis que naissait en moi, par jalousie, l’idée que Barrateau devait avoir été le rival de Pœuf, — je me promis d’abandonner la maison paternelle, de gagner une montagne, de me creuser une grotte, d’y vivre de racines et de fruits sauvages, hors du monde, à l’exemple de certain ermite du Chimboraço dont on m’avait prêté l’histoire ; mais, une idée beaucoup plus pratique ne tardant point à m’inciter, somme toute, je résolus de choisir une autre bonne amie. « Laquelle ? » Vêtues de blanc, de bleu, de rose, des petites filles paradèrent devant mes besoins d’amour et mes ambitions de revanche, — aucune d’elles ne me plaisait comme Marie ; — je me déclarai que, décidément, Barrateau devait avoir été le rival de Pœuf ; puis l’âme abasourdie, la tête en feu, accablé par l’épouvantable chaleur du grenier, je dévalai soudain vers le Champ-d’Arbaud.

Une bouffée d’air côtier me rafraîchit, malgré le soleil, dont la virulence, pour la dixième fois peut-être, séchait la terre, ce jour-là. Et j’entamai une promenade affadie, promenade où, le chapeau sous un bras, la mine basse, la démarche dolente, pareil à un convalescent, peu à peu je commençai à m’attendrir sur mon propre sort et sur la fièvre dont il me semblait relever.

Je bouillonnais encore ; mais ce ne fut bientôt plus que par saccades brèves. Soit au sujet de Marie, soit au sujet de Pœuf, de lamentables rêves m’absorbaient.

L’ombre grise des manguiers, le long desquels je marchais, ne me distrayait point, ni la chanson monotone des vendeuses de bonbons, ni le va-et-vient de quelques passants, ni le cri des piot-piots dans les feuilles, ni les combinaisons de kaléidoscope d’un ciel variable ; et je me demandai à qui je donnerais la clarinette, s’il m’advenait de mourir un soir ou l’autre : « À Marie ?… Hum !… Oui, à Marie… pour qu’elle me regrettât, en s’apercevant que je lui avais pardonné. »

— Mouché ! mouché ! fit près de moi une voix comique.

C’était la voix de Lapin. Il avait son sarrau brun.

— Eh bien ! repartis-je, qu’est-ce qu’il y a ?

Il ricana.

— Péf !… Péf !

— Eh bien ! quoi… Pœuf ?

— Péf en pouison !… Péf pli batte moin ! Moin content.

— Comment ! m’écriai-je furieux, tu es content que Pœuf soit en prison ?… Répète-le donc.

Il ne broncha point.

— Ose donc le répéter.

Son regard pétilla d’une clarté venimeuse.

— Tu aurais vu ! grommelai-je alors.

Et je poursuivis mon chemin.

Mal m’en prit, car, au bout de quatre pas, une pierre me frappait la cuisse. Je me retournai : Lapin fuyait déjà ; mais, cette fois, nous étions sur le Champ-d’Arbaud, en terrain plat, et je me lançai derrière lui.

— Lâche ! lâche ! criais-je, blême de colère. — Lâche !

Et je ne perdais pas de vue ses jambes grêles qui galopaient avec furie.

— André ! clama mon père, quand je passai devant notre maison.

Je ne l’écoutai point. « Tant pis ! » Il fallait que j’attrapasse Lapin, que je le punisse de sa traîtrise, de la perfidie de Marie, — et que je vengeasse Pœuf, mon pauvre Pœuf.

— Lâche ! recommençai-je à crier.

J’ignore si ses jambes se mêlèrent, ou s’il butta contre une racine ; mais brusquement j’aperçus mon Lapin à terre. Je l’accablai de gifles, de coups de poing.

— Tiens ! gueux… Tiens ! brigand… Voilà pour Pœuf !… pour moi et pour Pœuf !

Il se remit sur pieds. Nous nous étreignîmes ; mais de nouveau il mesura le sol, en un clin d’œil. Et les gifles continuèrent à pleuvoir sur sa face poudrée de son ; et je tapais ferme ; et je crois que je l’aurais assommé, — si une main ne m’avait relevé, un peu trop rudement, la main de mon père.

— Pourquoi bats-tu cet enfant ?

— Parce qu’il m’a jeté un gros caillou et qu’il a dit du mal de… de…

Je m’arrêtai.

— Du mal de qui ?

— Du mal de Robert, déclarai-je avec aplomb.

Mon père gronda :

— Tu n’es qu’un drôle !… Robert n’a nul besoin de toi pour le défendre !… Ne t’avise plus de galopiner ainsi, ou tu auras affaire à moi !

Et nous rejoignîmes la maison.

— André n’est pas blessé ? demanda ma mère.

Loin d’être blessé, André s’était battu comme un beau diable !

Et je ne fus pas autrement réprimandé, sans doute à cause de ma victoire, — les familles aiment les braves ! — et, le soir venu, tout à la volupté de mon triomphe, — j’avais calmé mes nerfs, — je finis par moins me plaindre de Marie.

Un mois s’écoula encore. — On m’obligeait à travailler ferme ; je progressais ; l’amour ne me harcelait plus ; et, ma conduite ne laissant rien à désirer, on avait satisfait un de mes plus chers désirs : celui de monter Grenat, le cheval favori de mon père. Foin des ânes étiques de la caserne ! c’était sur une bête plantureuse et superbe que maintenant je parcourais les environs de la Basse-Terre, malgré l’hivernage et des pluies torrentielles.

Pœuf m’inquiétait toujours ; son image me chagrinait de temps à autre ; mais il se couvrait d’ombre, et l’heure approchait où j’allais me déshabituer de lui, naturellement, si le paquebot ne se hâtait d’atterrir, porteur de la grâce ou du rejet de la grâce.

Les retours de paquebots — ils disent de packets, là-bas — ont, aux colonies, une importance singulière. C’est eux qui commercent ; c’est eux qui viennent de la patrie ; c’est eux qui distribuent les lettres, les promotions, les ordres de rappel ; c’est sur eux qu’on s’embarquera, par eux qu’on reverra le pays, plus tard ; c’est eux qui, surgissant d’horizons incommensurables, se montrent très petits d’abord, d’une petitesse d’oiseau par les ciels fulgurants, puis se développent, puis se transforment. Ils approchent, leurs voiles bombent, leur coque se dessine, la mer blanchit à leur proue ; de la fumée ! les cordages naissent à vue d’œil, coupent l’atmosphère de lignes raides ; et voici qu’avec une lorgnette on aperçoit la vigie au haut d’un mât. C’est eux qui, de courses en plein vent, amènent un air plus respirable. Vont-ils jaser de mort, de désastres, ou égayer ce coin de rivage où déjà l’on s’agite ? Nul ne le sait. Et des coups de sifflet percent les distances ; et le navire paraît se déshabiller. On jette l’ancre.

— Hein ? comme ça sent la France ! s’écrient, de-ci de-là, les gens dont la primitive énergie de langage n’a pas été tuée par la fréquentation du nègre et la chaleur.

— Oui, chè, ça sent vouement la Fouance ! répondent les autres.

Aussi, dès qu’un packet est signalé, une foule se précipite-t-elle vers les débarcadères. Fonctionnaires de tous rangs et de tous grades, créoles endimanchées, mulâtres, noirs, femmes de couleur, magnocos de race plus ou moins suspecte, une masse humaine grouille, prête à s’insuffler l’odeur, la sympathique odeur, au moment où le premier canot l’apportera. Et les visages européens rayonnent sous les ombrelles ; et les faces bistrées jubilent en d’ivoirins sourires éclaboussés de soleil.

Pour moi, outre l’odeur de France, — je la reconnaissais d’ailleurs fort mal au milieu des odeurs qui vacarmaient là, au bord d’une mer presque sans cesse éblouissante, — l’arrivée d’un paquebot, c’était des lettres de mes frères, en train de terminer leurs études à Brest, — puis une joie de mes parents.

La Martinique, vapeur à roues, fut signalée un matin de septembre. Mais comme il avait plu et venté une partie de la nuit ; mais comme un ras de marée soulevait la rade, elle ne put prendre son mouillage. Longtemps, on distingua son panache de fumée, ses voiles, d’une blancheur crayeuse contre l’horizon ; tantôt elle apparaissait, tantôt elle se cachait, — des lorgnettes étaient braquées sur elle ; — puis, le voisinage de la terre présentant du danger, elle regagna le large, à la stupeur publique.

« Pas de chance ! pas de chance ! » Chacun murmurait : « Pas de chance ! nous n’aurons point nos lettres, ce soir ! » Mais pas un mot ne fut pour Pœuf, pour le malheureux Pœuf, dont l’agonie commençait peut-être.

Et le jour s’éteignit encore une fois ; et une nuit lui succéda, nuit longue, nuit sereine où la tempête sembla se taire.

Et le paquebot se mit à l’ancre, en dansant sur la houle.

Un vaguemestre passa : mes frères piochaient, se portaient bien. Il y eut fête à la maison.

— Bonsoir, mon vieux Robert, courus-je chantonner, du seuil de la cuisine, avant de me coucher.

Mais Robert n’avait point son humeur habituelle.

— Qu’est-ce que tu as donc ? demandai-je. On t’a grondé ?

Il secoua la tête.

— Tu es fâché avec moi ?

— Non.

— Ta femme… ?

— Péf ! soupira-t-il alors, l’œil humide. Péf !… dumain… dumain matin.

Et il allongea le bras, fit le geste d’épauler un fusil.

Ma gorge se contracta.

— O-o-oh ! qui…

— Lu colonel… tout à l’heu.

— Tu sais où on va le… ?

— En place où ces soldats-là qu’a tiré.

— Derrière la caserne ?

— Oui.

— Bonsoir, dis-je.

Et, le dos tourné, mes dents claquèrent.

Je comprimai la solitude où erraient à travers moi mille impressions nébuleuses ; à la hâte, je fus embrasser mon père et ma mère qui ne me soufflèrent mot ; puis je me dévêtis et me couchai.

J’étais comme électrisé. La bougie éteinte, une sorte de pieux désir me poussa bien à me diriger vers le tiroir de la table où gisait la clarinette, la clarinette abandonnée ; mais je n’eus pas le courage de me glisser hors de mon lit : trop de ténèbres et trop de surprises me paraissaient emplir ma chambre. « Que faisait Pœuf à cette heure ? À quoi réfléchissait-il ? Savait-il seulement que le lendemain ?… Et moi qui ne m’étais même pas informé, aussitôt l’arrivée du packet… » Je n’achevais plus mes pensées, tant elles se remplaçaient vite. « C’est son frère et sa sœur qui ne se doutaient guère !… » J’avais failli répéter sa phrase. « Pauvre Pœuf ! pauvre Pœuf !… Fini ! tout allait finir pour lui… Et il ne serait pas caporal-sapeur… jamais ! … Et il ne reviendrait pas avec nous en France !… Et on le mettrait dans la terre… dès qu’on l’aurait fusillé !… sans sa hache, sans son tablier… auprès de Barrateau ! »

Je frissonnai, fus pris d’insanes frayeurs, tandis que s’étageait en mon âme immobilisée, panoramiquement, un blême cimetière où moutonnaient des tombes, au clair de lune ; puis, après y avoir promené l’adjudant mort et mon sapeur, après avoir fouillé son sol, tremblé de ses verdures, après avoir peuplé son ciel de zombis, ces revenants des contrées noires, ces écorchés troublants, munis d’ailes, — soudain, avec la versatilité dont l’enfance a le monopole, je me demandai : « Ah çà ! comment fusille-t-on ? » Je ne me le figurais point. « Était-ce un soldat qui tirait… ou plusieurs ? » Je me représentai le morceau de plaine herbue, broussailleuse, ceint d’un mur blanc, espèce de polygone où l’exécution aurait lieu ; mais mon imagination ne sut ni l’animer ni le dramatiser à son gré. « N’importe !… Brrr ! ça devait être fièrement drôle et affreux de regarder fusiller un homme !… pas Pœuf !… un autre !… Pan, pan, pan !… Lâchait-on le condamné ? se mettait-il à se sauver ? des gendarmes se lançaient-ils à sa poursuite ? le tuait-on comme un lapin ? — ou un officier quelconque venait-il tranquillement lui loger une balle dans la tête ?… »

Et j’en étais là de mes divagations, quand surgit en moi, aiguë, très vague, difforme, l’envie, la tortueuse envie d’assister au supplice de Pœuf.

Elle me terrifia peu à peu ; je la rejetai d’abord, la repris et m’en débarrassai de nouveau ; mais l’humaine et originelle cruauté aidant, puis un mélange d’hypocrisie tendre et de réelle tendresse, de peur fascinatrice et de juvénile audace, puis d’incessants ressacs de curiosité malsaine, fougueuse, je me déclarai qu’il fallait revoir Pœuf, une dernière
fois… seulement revoir ! — tout en étant persuadé que je ne me contenterais pas de cela.

Je dressai mes batteries, et, la pièce où dormaient mon père et ma mère me défendant le Champ-d’Arbaud, j’eus vite fait de comprendre qu’il me serait possible de fuir la maison, avant l’aurore, grâce à la porte d’une ruelle sise au bout de notre cour. La chose était simple.

— La tenterais-je ? finis-je néanmoins par me dire, tellement j’abominais la nuit et son imprévu, cet imprévu qu’il m’était nécessaire d’affronter pour mener à bien mon escapade.

Je m’endormis, sans rien résoudre, mais à chaque bruit j’ouvrais un œil. Les moindres bourdonnements de moustique m’éveillaient. Ma pendule avait des tic tac inquiétants. J’écoutai sonner minuit, deux heures, trois heures et demie.

Une apparence de lumière, un imperceptible reflet me semblant toutefois s’écraser sur mes vitres, il convenait que je cessasse de tergiverser.

Et sournoisement j’abandonnai mon lit, les yeux écarquillés, le souffle éteint, le cœur battant fort. J’enfilai mes chaussettes, ma culotte ; mais je suffoquais presque, l’oreille au guet, à force d’étouffer ma respiration, pour qu’elle n’amplifiât par l’inévitable froufrou dont s’entourent les étoffes. Sur le point d’agripper mes souliers, des souliers neufs qui criaient, je réfléchis qu’il valait mieux ne les mettre que plus tard, dans la ruelle. Les craquètements de ma chemise de jour, lorsque je la passai, me causèrent une épouvante irritée. — J’avais d’ailleurs beau me dire : « Ah çà ! quel mensonge inventeras-tu, quel mensonge croyable, si on te découvre là, debout, en train de t’habiller ? » pas l’ombre d’une idée ne me pénétrait. « Ce que j’allais être puni à mon retour ! » J’enserrai les épaules, et aucun châtiment ne me parut à la hauteur de mon mérite. « Bah ! tant pis ! tant pis ! » me déclarai-je, à fin de compte. Et je boutonnai ma veste.

Il s’agissait maintenant de déguerpir au plus tôt.

Je faillis oublier mes souliers. Le plancher resta silencieux, tandis qu’à pas de jeune loup je me dirigeai vers la porte de ma chambre. Je l’ouvris et ne la refermai point : « C’est Robert qui pouvait s’apprêter à me donner la chasse ! » La cour était noire ; ce fut à peine si je distinguai l’énorme tronc du noyer qui l’ombrageait, d’habitude plein de feuilles et de chansons d’oiseaux. De petits cailloux me meurtrirent les pieds, mais j’avais bien d’autres chats à fouetter. Doucement, avec mille précautions, je tirai le loquet d’une porte de service, — et je débouchai dans la ruelle. Dare dare, je chaussai mes souliers, sans même en attacher les cordons, et soudain, effrayé de me trouver ainsi seul, à pareille heure, au fond d’un lieu obscur et sonore, je pris mes jambes à mon cou et ne m’arrêtai qu’en pleine rue de la ville, au centre d’un carrefour où, par quatre enfoncées, je pus apercevoir le ciel, un ciel bleuissant que, d’un côté, lamaient déjà des nuées mauves. Je pensai que j’aurais dû m’armer d’un bâton, contre tout événement ; j’essayai d’en dénicher un, autour de moi, sur le sol ; mais ne découvrant rien, je continuai ma route. — Le jour montait avec rapidité.

Un instant perplexe, je me demandai s’il ne valait pas mieux courir vers la geôle, me poster à son entrée, et là, simplement attendre Pœuf et lui jeter un adieu ; mais le mur du polygone me charmait, m’attirait, me sensibilisait. Et je n’obéissais plus qu’à des instincts ; et, l’air de la matinée me faisant léger comme une plume, je marchais d’une allure vive ; et j’avais peur de tout : des embrasures de portes, de ténèbres qui s’attardaient, du tapage de mes pas, des feuillages bruissant, de la clarté encore louche du ciel.

Au sortir de la ville, un chien qui dévala d’un talus m’occasionna un soubresaut de terreur. Pourtant, comme au lieu d’aboyer et de montrer ses crocs, il approcha de moi, tranquille, avec un frétillement de la queue, j’eus bientôt reconquis de l’aplomb.

— Pauvre toutou ! murmurai-je alors, en lui grattant la tête. — Pauvre toutou ! On n’a donc pas de maison ? pas de maître ?

Il me suivit.

Le ciel jaunissait à vue d’œil, entre deux versants de la Soufrière. J’observai la rade, — la rade où le paquebot noir commençait à se détacher sur l’horizon, — et elle était couverte de longues vagues miroitantes.

— Toutou !… Toutou ! répétais-je continuellement.

Et le chien, pour les mêmes raisons que moi, peut-être, devenait plus hardi et plus gai, sous l’envahissement de la lumière.

Je m’occupais à peine de Pœuf, tant les trésors de couleur qui s’accentuaient parmi l’herbe et parmi les arbres m’intéressaient, m’accaparaient et me ravissaient. Jamais je n’avais vu cela.

Le chien était fauve ; — et il gaminait à présent, jappait, quêtait, fouillait les buissons, débusquait des volées de petits oiseaux roux.

Nous gagnâmes un chemin de traverse, le long d’une plantation de caféiers ; puis, comme j’éternuais, un clairon sonna le réveil, au loin.

— Hop ! mon toutou, dépêchons-nous ! m’écriai-je aussitôt.

Et je me précipitai en avant, — pour ne point arriver trop tard. Les caféiers fuyaient, sur ma gauche ; nous galopâmes entre deux champs de cannes à sucre ; on traversa, presque en sautant, un terrain en jachère où, mêlés à un gazon dru, fleuri, haut, se hérissaient des cactus, des ananas sauvages, des raquettes ; — et je ne fis halte qu’au pied d’un mur blanc qui, badigeonné de soleil, s’allongeait à ne plus finir. C’était le mur du polygone ; c’était derrière ce mur que s’apprêtait la mort de Pœuf. Un court frisson me poignit les vertèbres.

Je soufflai une minute ; j’attachai les cordons de mes souliers ; puis, tandis que me considérait le chien, assis sur son derrière, d’un air bonasse, brusquement je demeurai très bête ; car je me tenais là, les mains ballantes, — parfait ! car j’avais bravé les foudres de ma famille, l’obscurité, beaucoup d’autres choses, — parfait encore !… mais le moyen d’atteindre la crête du mur, quel était-il ? et aussi le moyen d’assister à la fusillade, sans me montrer ?

Un bouquet d’arbres, — ses cimes ondulaient, — près d’un monticule, contre le polygone, à cinquante mètres de moi, me tira de souci. Et je me hâtai vers lui, dans la brousse, avec de plus en plus la crainte d’arriver trop tard.

Cependant, aucun tumulte ne s’échappait de l’épaisseur de pierres, tigrées d’anolis, que je côtoyais. Et au-dessus de la Soufrière, dont les pics sont d’or, dont les sommets étincellent sur du bleu épanoui, après d’immenses plaines, après une savane, après des forêts vierges où flotte une poussière d’argent, le soleil ressemblait à un foyer d’incendie. Plus de trous d’ombre, plus de demi-teintes, déjà ! La lumière avait tout effacé, tout dévoré. Elle ruisselait des feuillages, les glaçant de reflets métalliques.

Je me retournai ; mon chien trottait à mes côtés ; et j’aperçus la mer : elle brûlait. — J’ignore si l’approche d’un terrible spectacle m’affinait et m’aiguisait les pupilles ; mais je ne me sentais ni le même esprit, ni les mêmes facultés.



Je choisis, par le bouquet d’arbres, celui dont l’escalade était du plus facile accès, et me rabotant les genoux, et trouant ma culotte, j’eus tôt fait de me hisser jusqu’à un endroit suffisamment compact pour me garantir des regards, mais pas assez touffu pour m’empêcher de voir. Ce ne fut pas long. Je me campai sur une branche, puis, élaguant quelques brindilles, pinçant des feuilles, je pus soudain embrasser le polygone, et, plus loin qu’une seconde muraille, un morceau des casernes de l’infanterie de marine, balconné, devant lequel s’alignait un cordon de troupes.

Je revins au polygone : il était criblé de papillons multicolores, verdoyait joyeusement. Un poteau, vis-à-vis de moi, attira bien mon attention ; mais je ne m’en préoccupai point, tant il se dressait tranquille, sans importance et comme immatriculé là depuis des années. L’appel des hommes, à l’abri des casernes, eut lieu. Il s’éteignit ; des commandements lui succédèrent, et marrrche ! les soldats peu à peu disparurent. — Le chien fauve dormait en rond au pied de l’arbre où je perchais.

Rien, — sauf ma conversation de la veille avec Robert, — ne m’affirmant d’ailleurs que quelque chose fût en passe de s’organiser, j’en fus heureux et regrettai de m’être dérangé. J’étais abasourdi, attentif, ému ; mais nulle tristesse pénible ne me cramponnait à ma branche. La présence du chien me fortifiait et me rassérénait.

J’effrayai un merle qui, imprudemment, venait de s’abattre à ma portée ; il repartit en criaillant : puis, comme je prêtais l’oreille aux bizarres paroles que chantait sur un rythme bizarre un coolie Indien, des clairons s’engagèrent dans le polygone, au pas. Flanqué d’un chef de bataillon, mon père les suivait, à cheval, — j’ébauchai une grimace contrite ; — et ils précédaient leurs hommes qui se rangèrent à la droite du poteau, assez loin de lui nonobstant. Des artilleurs s’étendirent contre la gauche de l’infanterie de marine ; un escadron de gendarmes prit à son tour la gauche des artilleurs ; et ainsi réunis, formant trois côtés de carré, dont l’un, celui du milieu, regardait le poteau, ils simulaient trois plates-bandes : la première dominée de jaune, la deuxième de rouge, et la dernière de blanc. Tous étaient en grande tenue, sans fusil ; — je reconnaissais les officiers. — Et on resta en bataille au moins dix bonnes minutes. Pas un cri, pas un chuchotement ! mais un cliquetis continu de sabres, de lourds piétinements de chevaux, des éternuements rauques déchiraient l’air.

J’écoutai de nouveau la chanson de l’Indien, — elle s’éloignait, — puis, tandis que je dérobais une de mes jambes à la piqûre d’une brindille, une sonnerie éclata violemment tout à coup. Je tressautai ; le chien ne fit qu’un bond : « Pœuf ! ce devait être Pœuf ! » et ma salive se dessécha dans ma gorge.



C’était en effet Pœuf. Escorté de soldats, de gendarmes, il marchait front baissé, d’un pas ferme, les cheveux nus, en veste, avec sa giberne. Sa barbe lui cachait la poitrine.

Je tremblais tellement que ma branche s’agitait à cette heure par secousses brèves et menues.

On conduisit Pœuf au poteau, à ce poteau d’aspect irrésolu dont je n’avais d’abord point saisi l’opportunité ; et, s’approchant, un officier, un jeune homme, déploya un papier, le lut à haute voix. J’entendis : Napoléon, par la grâce de Dieu… salut… condamne… militaire… peine de mort.

Pœuf n’avait pas bougé.

On lui donna un fusil ; les boutons de sa veste, un à un, sa giberne lui furent arrachés ; d’un geste dur, on lui ôta son fusil, après l’avoir fait basculer ; — puis on l’en frappa aux reins, brusquement.

Il secoua la tête, gémit quelque chose, mais vite un gendarme lui banda les yeux.

Alors, chaque personne s’éloigna de ce pestiféré ; pendant que s’avançait en bon ordre, au port d’armes, sur deux rangs, une douzaine d’hommes : sergents, caporaux et soldats chevronnés, sous les ordres d’un adjudant, le sabre au poing. Ils s’arrêtèrent à cinq ou six mètres de Pœuf.

L’adjudant leva son sabre ; les douze hommes ajustèrent ; le sabre s’abaissa, en deux reprises, et une effroyable détonation retentit, que des échos répercutèrent.



Je fermai les yeux, malgré moi ; je les rouvris presque aussitôt : le cheval de mon père caracolait ; les papillons du polygone voletaient tous, effarés ; mon chien lançait de furieux aboiements ; — et je vis Pœuf, la face dans l’herbe, le dos roux de soleil, les bras comme cassés à ses côtés, derrière une fumée pâle qui montait en s’évaporant.

— Mon Dieu ! fis-je. — Mon Dieu !

Et je dégringolai de mon arbre, me mis à fuir vers la Basse-Terre.

Un nouveau coup de feu tonnant sur ces entrefaites, le crâne vide, l’âme saccagée pour longtemps, je crus qu’on me l’avait tiré dans les jambes et accélérai ma retraite.

— D’où sors-tu ? s’écria ma mère, quand, débraillé, suant, soufflant, n’en pouvant plus, j’atteignis enfin notre terrasse. — D’où sors-tu ?… avec ton pantalon déchiré ?

— Pœuf, essayai-je de répondre… Pœuf…

— Tu viens du polygone ?

— Oui.

— Je m’en doutais.

Les yeux de maman se mouillèrent.

— Ah ! tu viens du polygone !… Ah ! tu t’es sauvé, sans permission ! s’obligea-t-elle à dire, néanmoins. — Eh bien ! attrape…

On ne m’avait jamais calotté.

J’ai su depuis, positivement, que Barrateau était mort d’avoir volé une mulâtresse au pauvre Pœuf. — L’amour ! Toujours l’amour !



En souscription, pour Paraître fin Octobre.

LÉON HENNIQUE


PŒUF


Édition illustrée de 45 Dessins inédits de JEANNIOT

Gravés sur bois par VIEJO

et d’une couverture héliogravée en couleurs



PARIS
H. FLOURY, ÉDITEUR
1, boulevard des capucines
1899


Pœuf est une histoire vraie, un épisode de mon jadis, un rappel de ce premier âge où, malgré la joie de vivre, tout enfant, miniature d’homme, est déjà une petite machine à aimer et à supporter…

Lorsque je résolus de l’écrire, cette histoire, il me sembla d’abord que je n’y arriverais point. Une sorte de poussière avait neigé sur elle, une poussière froide, une poussière d’années multiples. J’évoquais bien les êtres, leurs gestes, leurs paroles, — nul ne les oublie ! — mais le détail, autour de mon évocation, le détail exotique, je l’apercevais mal, je l’éprouvais avec fatigue, trop mâchuré de choses.

Je me mis au travail pourtant, — et sous ma plume, par un phénomène inintelligible, ce même détail, qui venait de me fuir, revint à moi comme un vol d’alouettes charmées. J’ai pu sauver de ma jeunesse la bribe que j’en désirais sauver ; j’ai pu refaire son beau cadre, ses paysages d’or, son ciel, ses plantes, son lustre harmonieux… Oui, oui… c’est presque cela !… J’achève de relire l’humble drame conté, et je crois qu’il dit l’autre, le drame vécu là-bas, anciennement, au pays des goyaves et des mulâtresses.

Préface inédite de Léon Hennique pour l’édition illustrée.



Spécimen des Gravures hors texte



CONDITIONS DE SOUSCRIPTION



Tirage à deux cent cinquante exemplaires numérotés

 No 1. — Exemplaire imprimé sur papier vélin, contenant : la suite unique des bois en premier état, la suite des épreuves d’artiste avec le bon à tirer, une suite de fumés avec la signature du graveur, et dix dessins originaux tant servi à l’illustration de l’ouvrage. 
 Souscrit.


 Nos 2 à 10. — Exemplaires sur papier de Chine, contenant une suite signée des fumés, et quatre dessins originaux
 400 fr.


 Nos 11 à 50. — Exemplaires sur papier de Chine. 
 100 fr.


 Nos 51 à 250. — Exemplaires sur papier vélin, fabriqué spécialement pour cette édition. 
 50 fr.

imprimé
par
CHAMEROT ET RENOUARD
19, rue des Saints-Pères, 19
paris