Albin Michel (p. 256-266).


XXI

LA MER QUI PAYE




Les Farsans, quelle misère !

Parlez-moi du Chati !

Voyons ! N’est-il personne parmi vous qui possède un bateau ? Je lui propose une affaire. Un bateau-lavoir suffirait. L’essentiel serait de l’amener pour le mois de juin prochain à-pied d’œuvre, ici, dans le golfe Persique. La fortune, je vous dis. On ouvre une huître et c’est fait !

Je connais pas mal de choses du métier. Je sais crier : Seh ! Seh ! Travaillez ! Taouaf ! Soulevez ! J’en apprendrais d’autres. Vous auriez en moi un sérieux nakuda. Réfléchissez et écrivez. Je n’ai pas d’adresse, il est vrai…

Ce matin, j’accoste un boom. J’y monte. Toutes les huîtres étaient déjà là, en tas, plus de six cents, on n’attendait plus que moi.

— Prends ton couteau. Jeudi !

Le Jeudi obéit.

À la première huître, une perle. Je n’avais même pas eu le temps de me mettre en état de grâce. C’était une émotion gâchée. Je m’apprêtais à ne plus rien perdre, quand le nakuda me poussa du coude : une deuxième huître, une deuxième perle. Pas si vite ! Le jeu où l’on gagne à chaque coup n’est plus du jeu. Enfin, je m’installai mieux. Le doigt de la Fortune pouvait frapper : j’ouvrirais ! À la septième huître, une perle !

Les rhecs, les sebs (les hisseurs) et jusqu’aux radifs, ces galibots de la mer, riaient de mon émerveillement Ils rirent davantage quand ils surent que j’avais débuté aux Farsans. Celui qui commanderait un collier aux Farsans devrait attendre cent ans avant de l’offrir à sa fiancée, — du moins le prétendaient-ils. C’était bien l’insolence des veinards. À la treizième huître, une perle. La belle petite chose ! Je me retins, autrement, j’aurais demandé : « Est-elle vraie ? » Elle vaudrait quatre mille francs en France. Moi, j’aurais embrassé l’huître, le Jeudi la posa, comme les autres, pantelante, sur le tas à jeter. Vingt huîtres suivirent : zéro chaque fois. Le désenchantement me couvrait déjà. Une nouvelle trouvaille l’arracha de mes épaules. Il me semblait vivre dans un fabuleux pays, où les cailloux seraient des rubis, les oiseaux des aigrettes et les rats des hermines. La prochaine huître qui offre une perle, je la mange !

Je n’oublierai pas un vieux rhec, un nègre. Il passa l’heure de son repos à croupetons derrière le Jeudi. Son œil ne quitta pas un moment le couteau de l’ouvreur. À chaque perle, un sourire vernissait sa vieille gueule noire. Il prenait son plaisir sans s’occuper de personne. À la fin, je ne suivais plus le Jeudi, mais le nègre, et je savais quand l’huître venait de faire un don. Appuyé sur ses deux mains, le cou tendu, il ne bougeait pas plus qu’une statue. On comprendrait qu’un amateur fût pris par le spectacle, mais lui ? Mais les autres ? Car tous étaient présents. Ils avaient des expressions d’enfants attendant chez le photographe la sortie du petit oiseau. Aucun n’était blasé. Le jeu les pinçait aux entrailles. Le nègre ne remua qu’une fois, pour tendre la main, sans doute ne pouvait-il résister davantage, il voulait toucher. Le Jeudi lui remit une perle. Il la roula entre son pouce et son index, la sentit, l’admira et, de la tête, fit signe à la galerie que c’était là une bien jolie, une merveilleuse, une adorable petite lou-lou. Elle passa de main en main, émerveillant chacun. Les fées elles-mêmes, n’en croyant pas leurs yeux, se regarderaient-elles dans la glace ?

Les huîtres visitées sont renvoyées à la mer. Les pêcheurs prétendent que les autres, en train de former leur perle, se nourrissent de celles-là qui ont donné la leur.

Le Bar’a, le vent de Bahrein, le vent, non plus de la saison des dattes, mais de la saison des perles, agitait le golfe. Les booms dansaient. Les rhecs se cramponnaient aux cordes et leurs minutes de repos devenaient des minutes de lutte. Mais ces booms s’obstinaient, aucun ne levait l’ancre.

N’auriez-vous pas voulu que les hommes en chemise noire eussent remonté des fonds à requins de quoi récompenser leur audace ? Qu’avaient donné les soixante-sept huîtres pêchées la veille ? Le boom funèbre était toujours sur le même banc. On nous y reçut. Les huîtres n’avaient pas payé.

— Faites voir tout de même.

Le nakuda dénoua un calicot rouge : deux très petites perles, quatre ordinaires. Rien. En tout cas, ce n’était pas ce qu’ils cherchaient.

— Nous portons bonheur et, bientôt, vous tirerez le canon.

— Que Dieu vous entende ! renvoya le patron.

— Combien de temps vos rhecs tiendront-ils à cette profondeur ?

— Encore cinq jours, peut-être. Cela fera quinze en tout. Après, je les ramènerai à Bahrein, ils seront usés.

— Et les requins ?

— Les your-your ? Sans doute n’ont-ils pas encore senti l’homme. L’eau est chaude, pourtant.

Pendus aux cordes, un rhec toussait, un autre, de sa main libre comprimait ses tempes.

— Que Dieu soit avec vous tous !

Allahou Abkar, Dieu est le plus grand !

Et d’une corde monta : Rabbi el Alamine : le maître des mondes !

J’allais de boom en boom, comme un towasha (courtier). Sur l’un d’eux les radifs (apprentis) entouraient le nakuda. Le patron leur faisait un cours au sujet des perles, disant la valeur de chacune en roupies et pourquoi cette petite était préférable à cette grosse. Il leur parlait du golfe Persique, de ses richesses. Ces enfants apprenaient qu’ils devaient être heureux du sort qui les attendait, nulle autre mer n’étant plus généreuse. Des perles blanches comme celles-là, on n’en trouvait qu’ici. Les élèves écoutaient, attentifs, palpaient les objets, les rendaient au maître, les lui redemandaient. Quelle étrange leçon ! Sans être nécessaire à l’enrôlement des recrues, elle avait cependant un goût assez amer. N’était-ce pas vanter le bonheur de devenir sourd, phtisique, aveugle ? Mais à quoi rêver, quand on est de Bahrein et fils de plongeur ?

J’ai vu la perle de sept cent mille francs…

En me rendant au boom de la Fortune, l’eau parut soudain toute noire, devant nous comme s’il avait plu des flocons de suie sur le golfe. Bientôt, il fallut constater que ces flocons avaient de longs cous. C’étaient des oies de l’Irak. J’en comptai deux mille ; un grand mathématicien en aurait trouvé le double. Quel vol, dès que notre jolyboat foncerait là-dedans ! Nous avancions. Nous levions déjà les yeux pour suivre la fuite éperdue, quand tout à coup l’immense tache noire s’effaça. Ces oiseaux avaient plongé. Tout le monde veut des perles — même les oies !

On m’avait dit de crier Ya-Mal en accostant. C’était dans le protocole du golfe. Honneur à la chance ! Le fameux boom changeait de banc. Nous glissâmes dans son sillage.

Chil Achira, enlevez la voile, lança le nakuda. Le nouveau banc était trouvé.

Alla Yambi ! Alla Yambi ! Alla Yambi ! Alla Yambi ! jusqu’à la fin ! renvoyait l’équipage.


L’HEURE ÉMOUVANTE : ON OUVRE LES HUITRES
« Je n’oublierai pas un vieux rhec, un nègre…
son œil ne quitta pas un moment le couteau de l’ouvreur… »

Et la voile s’affaissa dans la rapide manœuvre.

De mon jolyboat je les saluai d’un puissant Ya-Mal.

L’Hamd-Oullah ! louange à Dieu !

Et j’enjambai le boom. Sans doute était-il le bateau de la fortune. Je ne veux pas discuter un aussi beau titre. Le nom de bateau de la conjonctivite ne lui serait pas mal allé non plus. Vingt hommes sur soixante avaient les yeux en feu.

— Écoute-moi, dit le nakuda, je veux te dire pourquoi ils n’ont plus de blanc au yeux : la joie les a rendus indisciplinés, ils plongent trop. Dans nos vieux poèmes, on raconte qu’une reine, la reine Maria de Rassani, avait deux énormes perles aux oreilles. Les poètes arabes de ce temps, voilà quinze cents ans, les ont décrites. On pouvait encore voir ces deux perles, ces années dernières, à Médine, parmi les joyaux du Prophète, mais pendant la guerre, elles ont disparu. On dit qu’elles furent transportées à Stamboul et de Stamboul à Berlin. Pour nous, elles sont perdues. Avec une perle semblable à la nôtre, l’Arabie aurait retrouvé la parure de la reine Maria. Mes rhecs la cherchent. Le grand Ibn Seoud achèterait les deux. Ce serait la gloire juste après la fortune.

— Montre-moi la beauté !

Les soixante galériens nous entourèrent Ils allaient la voir encore une fois. Connaissant le jeu, je regardai d’abord l’équipage. Il exulta. Abîmés par le métier, ces esclaves se laissaient éblouir par leur chance — leur chance platonique. Et c’est cela qui me parut miraculeux, bien plus que la perle, bave salée, vain objet de parade, joie puérile pour les femmes, peine inhumaine pour les hommes.